DOMINIQUE BILLION, LA GAUME DE SERVAIS, Ed. WEYRICH, 2016

 

C’est un livre-album tout à fait exceptionnel que les éditions Weyrich ont publié l’an dernier. Un livre de complicité de deux auteurs qui ont en commun leur amour passionné de la terre de Gaume qui « s’en va de vallée en colline et de colline en vallée, en un déplacement savoureux, jusque dans les lointains bleutés, ce bord extrême d’horizon de brume où elle s’insinue subtilement dans un ciel qui lui ressemble ». C’est ce pays d’entre-deux qu’il nous est donné de le (re) découvrir à travers une longue promenade dans les albums de Jean-Claude Servais, les photos et les textes de Dominique Billion.

On ne présente évidemment plus Jean-Claude Servais, cette grande pointure de la BD. Son œuvre, qui est considérable (près de soixante albums), se nourrit largement des paysages et des témoins du patrimoine architectural et historique de sa Gaume natale, avec çà et là quelques incursions au pays d’Arlon, dans l’Ardenne et la France toute proche. Au milieu de ses décors où la forêt est omniprésente, il imagine des scénarios fantastiques inspirés de l’histoire, du folklore, des légendes, des croyances populaires, des traditions locales… On y croise non seulement de nombreux personnages très typés mais aussi des elfes, des nutons et des sorcières. Au détour de l’une ou l’autre page, des silhouettes féminines risquent bien, messieurs, de s’immiscer dans vos fantasmes les plus secrets, comme Violette, la belle et sensuelle sauvageonne dont une statue en bronze de Francis Daras occupe la nouvelle place de la Maison communale de Florenville.

Sous le titre L’Almanach selon Servais ou la mémoire du temps qui passe, Dominique Billion consacre, pour chaque mois de l’année, des pages superbes aux sujets évoqués dans les albums de Servais : la contrebande, le mythe des loups, les grands feux, Orval, la chasse et la pêche, les créatures invisibles, la dicâsse au village, le sabbat et ses orgies, les envoûtements et la sorcellerie, etc. Des textes à vous donner des frissons de plaisir, tout comme les photos qui les introduisent ! Dans une langue simple qui semble couler de source, il évoque des ambiances saisonnières, des gestes quotidiens, d’infimes variations de lumière, des échos de brâmes… avec une telle densité poétique et une émotion si discrète que son « pays » devient une voix, un mouvement, une couleur, un parfum, une musique (extrait de la préface de l’auteur). Un vrai bonheur de lecture. Ainsi par exemple cette évocation de janvier :

L’étroite sente gelée, scellée par de grandes étoiles de givre, claque sous mes bottines. Sur le bord, l’herbe engourdie craque dans le silence de la campagne figée.
Une source fume dans l’air froid du matin comme un cheval qui vient de prendre son galop. Le soleil s’efforce de monter comme les autres jours, mais la voûte céleste est trop dure, semblable à un vieux panneau de fer corrodé, recouvert d’écailles, avec, au bout, un peu de couleur bleu métallique. Ses rayons s’écrasent sur la colline puis s’étalent sur le pré, comme une couche de miel sur une tranche de pain. Une bise mordante siffle par-dessus.
De loin en loin, on entend des hommes qui fendent du hêtre sec sur leur billot. Sous la cognée, le bois éclate d’un seul coup jusqu’au fond…

Dans un autre chapitre, Dominique Billion propose sur les pas de Servais un itinéraire en Gaume, musardant sur les chemins des écoliers, juxtaposant ses photos aux dessins du dessinateur. Chaque village a une histoire singulière qu’il décrit, une personnalité originale qu’il devine, un vestige patrimonial qu’il raconte. Voici l’ancien château du Faing à Jamoigne ; Moyen et son antique tour Brunehaut ; Chiny qui fut ville forte aux richesses considérables. Voici Muno, petite localité blottie aux confins de la forêt ardennaise et enclavé dans une boucle du territoire français, et Chassepierre, ses jolies maisons en pierre du XVIIIe et XIXe siècle et son trou des fées ; Florenville et son belvédère aménagé au sommet de la tour de l’église N-D de l’Assomption, d’où la vue s’étend sur l’Ardenne, la Gaume, la Lorraine… Il faudrait encore citer, pour le plaisir des mots et dans le désordre géographique, Lacuisine, Avioth, Torgny-la-Méridionale, l’éperon rocheux de Montquintin, Harmoncourt, Virton, Lahage, etc. Photographies et dessins s’appellent et se répondent en un ensemble attrayant. Et les commentaires sont si agréables à lire qu’on en oublie les notations insipides de certains guides touristiques. On y déguste la Gaume à petits coups de langue gourmande… A ce propos, évidemment, on ne peut oublier Orval dont la fameuse bière doit son label trappiste à la brasserie située dans l’enceinte de l’abbaye. Un Orval ou une Orval ? Les lexicographes vous affirmeront que le masculin s’impose ; les connaisseurs vous chuchoteront qu’une blonde des moines doit nécessairement se désigner au féminin… Quoi qu’il en soit, la bière d’Orval n’est pas unique en Gaume. Bien d’autres bières artisanales permettent aux connaisseurs d’accéder à une spiritualité capiteuse…

Un livre particulièrement attrayant sur une terre gaumaise « (…) remplie de mystères, de charmes, de grâces, de richesses, sur lesquels il y a encore tant de poèmes à composer, tant de pages à écrire, tant de florilèges à compiler… ».

On se doit, pour conclure, de souligner la qualité technique de cette publication qui honore le catalogue des éditions Weyrich.

Michel Arnold