PEUT-ON  RIRE  DE  TOUT ?

Par Michel Ducobu

                                        Il y a des choses avec lesquelles on ne plaisante pas. Pas assez. (Scutenaire)

                   La saga autour de ce vilain bonhomme qu’est le mal nommé Dieudonné m’a inspiré, comme à vous tous, je n’en doute pas, quelques réflexions. J’aurais pu m’en référer tout simplement au dernier livre de Geluck qui traite de cette question mais j’ai préféré me passer de l’avis d’un professionnel de l’humour et de la dérision. Fatalement, parce qu’il en a fait des tonnes, ce joyeux drille, excellent dessinateur au demeurant, a dû dépasser souvent les bornes. Je le lui ai fait remarquer, il y a quelque temps, à propos d’une planche qu’il voulait plaisante, et que le supplément du « Soir » a publiée, un samedi de lecture familiale. Les petites cases à l’air innocent s’amusaient en douce du comportement d’enfants qui se jetaient « gentiment » par la fenêtre, je ne sais plus trop pour quelle  raison, et cela sans trop inquiéter leurs parents.

L’humoriste adulé me répondit quelques jours plus tard, s’excusant très courtoisement de sa maladresse et se justifiant par l’éternel second degré auquel on fait appel dans ces cas-là. Je n’avais pas dû être le seul lecteur à être choqué par sa légèreté impardonnable. Non et non, messieurs les clowns du verbe et de l’image, on ne peut pas rire de tout ! C’est tellement évident qu’on ne devrait même pas le proclamer. Mais aujourd’hui, tout, absolument tout se fait, se dit et se montre au mépris de la plus élémentaire bienséance. Le seul exemple de l’infâme Dieudonné me donne la nausée. S’esbaudir et faire se gondoler un public complaisant à propos de la shoah et des fours crématoires est tout simplement odieux. Scandaleux et criminel. Il s’agit ni plus ni moins d’un comportement qui rappelle honteusement celui de certaines personnes qui se félicitaient, du haut de leur balcon tricolore, qu’on  rafle des familles juives pour les conduire à la caserne Dossin ou au Vel’ d’Hiv’.  Vous êtes venus écouter ce pitre pour vous marrer, dites-vous ? C’est bien ce que je pense de vous : vous vous seriez marrés tout autant, septante ans plus tôt, avant de vous replonger dans votre fauteuil et de continuer à dévorer votre Céline préféré, pendant que les malheureux, sous vos fenêtres, étaient traînés, dans le bruit insoutenable des ordres et des bottes, jusqu’au bout de la nuit.

Mais, à votre tour, monsieur le bien pensant, que vient faire la citation de Scut en début d’article ? Vous vous contredisez méchamment, ne trouvez-vous pas ? Rassurez-vous, bon peuple défenseur de la sacro-sainte liberté d’expression, je connais bien l’ami de Magritte et apprécie hautement ses Inscriptions subversives, dont certaines ont été reprises en mai 68. J’aime, j’adore même rire de certaines choses et je trouve, comme lui qu’on ne le fait pas assez. Il en est tant de ces sujets qui mériteraient de fameux coups de rire aux fesses… En voulez-vous goûter quelques-uns ? Au hasard : la monogamie, la bigamie, la trigamie, la quadrigamie, la chasse entêtée des prêtres, l’hérotisme (avec « h » comme dans héroïne) pornographique et la pornographie héroïque (voir « La Vie d’Adèle »), le grand sérieux flippant d’un roi vertueux et les entourloupes pas très catholiques de la familia d’un autre, les fabiolesques tours de carte d’une petite dame de pique, les amours ah ! normales d’un président normal, les déclarations poutinantes mais pas très pertinentes de cet énorme et incorrigible bavard, de par Dieu ! le patrimoine très peu immatériel de notre frite, flamande, wallonne ou bruxelloise ? Et le caviar aux œufs de crapaud d’élevage vendu sur Internet, et j’en passe des pires et des plus variés et grotesques, à s’en gaver jusqu’à la fin des siècles.

Oui, mon bon Scut, on ne se gausse pas assez de nos bêtises, de nos absurdes prouesses, de nos basses hypocrisies, de nos minables combines, de nos charabias incompréhensibles, de nos publicités dégoulinantes, de nos prophètes et charlatans de tous poils et barbes et de nos suspectes célébrités reliftées.

Mais sachons pourtant nous arrêter à temps devant l’intolérable, le rire noir qui tue et laisse le tireur hilare renifler avec fierté le gaz puant de sa douille.

C’est ainsi que nous resterons encore des hommes. Pour combien de temps ?

Relisez, s’il vous plaît,  Primo Levi : Si c’est un homme, et regardez dans votre miroir grimacer laidement votre rire bête et méchant. 

                                                                  Michel Ducobu