ENTRETIEN  AU  PARLOIR   :    LUC  MOËS

Originaire de Thisnes-en-Hesbaye, il a été l’élève du Père Joseph Boly. Est entré à l’Abbaye de Maredsous, le 4 septembre 1957. A vécu en fondation monastique au Rwanda, pendant vingt-sept ans.

Directeur des Oblats et rédacteur de La Lettre de Maredsous (LLM). L’œcuménisme, l’interreligieux et les questions de société le passionnent.

Luc moes

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Tu recherches les titres mystérieux, condensés en un seul mot : Apartés, Sillons, Nielles… Pourquoi avoir choisi, cette fois, Ambres, un mot qui évoque plutôt les mondes végétal et animal ?

 

D’une manière générale, vois-tu, parce que les pluriels selon moi attestent davantage la complexité des choses et des réalités. On est plus sûr d’approcher la richesse de l’ensemble, même si on ne parvient pas à l’intégralité. Tiens, par exemple, la différence entre l’Homme et les humains ! En Liturgie, on priera « pour les siècles des siècles ».

Aussi, quant au masculin, je le préfère pour objectiver, nommer ce qui au-dedans de soi est de l’ordre de l’intime, de l’affectif, de l’intuition. Avec les images : « Sillons », « Nielles », j’ai trouvé qu’elles servent de titres pour illustrer l’effet visuel que donnent ces poèmes. Et pour les « Ambres » particulièrement, où tout est question d’apparence, de subtilité, de charme, de sens, quels que soient les règnes du Vivant.

 

Ton livre rassemble 115 textes en prose : souvenirs, portraits, rencontres, réflexions…, des Mémoires en quelque sorte. Pourquoi avoir opté pour la prose après tes premiers recueils écrits en vers ?

 

Quand je me suis mis à l’écriture pour inventorier, contrôler pour autant que cela soit possible, nommer en quelque sorte l’indicible du cœur, le laisser venir à l’air libre, j’ai commencé par bribes et morceaux, sans beaucoup de logique rationnelle, je le reconnais. Il faut lire les « Apartés », à cet égard. J’esquissais, je suggérais, je dévoilais, je démasquais, mais subrepticement. C’était de la poésie. Mon recours à la prose maintenant m’a permis de confirmer une expression personnelle où, avec une égale et irrésistible sincérité, j’ai explicité des réalités intérieures d’une façon le moins possible arbitraire, énigmatique et fantaisiste en sorte que l’écrit rejoigne plus directement et sereinement le lecteur.

ambres

A plusieurs reprises tu parles du salut par l’écriture. L’écriture comme raison de vivre. Tu cites l’écrivain espagnol, Semprun, la référence dans ce domaine. Et je te cite à ton tour. Tu écris : Ma plume, je n’ai qu’elle, en ce monde, pour prendre conscience de mon pouvoir. De quel pouvoir s’agit-il précisément ?

 

Oui ! Ah ! Semprun ! Je me réfère, à cet égard, au texte fondateur de la Genèse où « le Seigneur Dieu qui avait façonné de la terre tous les animaux des champs et tous les oiseaux des cieux, les amena vers l’homme, pour voir comment Il les appellerait. Tout être vivant devait ainsi porter le nom que l’homme lui donnerait. » (Gen. 2, 19). Vois-tu, selon moi, toute la vie d’un être humain se passe, à appréhender les choses, les faire siennes, les réprouver ou les consacrer. De la première personne qui détient, qui revendique, à la troisième personne qui épanouit, qui respecte. Dis-moi ! Est-il bonheur plus profond que de donner le nom à son fils, pour un auteur de trouver le mot le plus juste qui soit, qui décrive exactement le rapport qui le relie à ce réel, à son vécu ? « Je ne vous appelle plus serviteurs … Je viens de vous appeler mes amis parce que je vous ai fait connaître tout ce que j’ai appris de mon Père. … C’est moi qui vous ai choisis. » (Jn 15, 15-16)

 

Tu te plains par ailleurs et écris : Je suis asservi. Asservi par le service aux autres. Tu réclames une religion à toi, une souveraine liberté. Quelle différence fais-tu entre « cette religion à toi » et ta vie religieuse monastique ?

 

Si c’était à refaire, Michel, je demanderais avant tout qu’on m’éduque la conscience, dès les premières heures, pour qu’elle s’exerce au départage entre ce qui tient de l’immédiateté, du sensible et ce qui ouvre à l’universel, dirai-je, l’éternel. Par exemple, quand on me disait, alors enfant, qu’il convenait d’être charitable et généreux, j’aurais aimé qu’on m’explique, mais étais-je à l’âge de le comprendre que la vie sans générosité se meurt, est mortifère ?

Or, de par ma sensibilité innée, de par une dévotion envers le prochain, un altruisme de meilleur aloi, je me suis consacré, disons, aveuglément, à cette religion du service, à la charité, aux égards pour autrui, sans assez prendre du champ pour en énoncer les motivations, les causes selon moi.

J’ai donc trouvé que la vie monastique était un espace qui m’offre toutes les occasions de vivre la charité, la générosité, sans doute, mais qui m’incite, qui m’ouvre à la revendication de conscience pour que mes engagements se réfèrent à une option dont j’ai l’initiative. « Que votre oui, soit oui ! » (Jc 5, 12). « Tout ce qui n’est pas le produit d’une conviction est péché. » (Rm 14, 23) Il m’est arrivé des fois où j’ai agi par soumission, selon une sujétion indue.

La démarche poétique, à l’instar de la religion, oserai-je dire, quelle qu’elle soit, est un cheminement, une édification, une quête de sens, une voie de libération. Il y a, notamment, d’éminents poètes mystiques musulmans, et d’autres.

 

A maintes reprises dans ton livre tu rappelles les blessures, les fractures, les horribles peines, les espaces déserts de ta jeunesse. Tu regrettes même d’avoir été emmuré par ton éducation. Et pourtant ton recueil est marqué par une profonde nostalgie, le souvenir de ton enfance dans ton village hesbignon … De très beaux passages dans « Maison », « Village » l’attestent. Explique-moi ce qui peut apparaître comme une contradiction …

 

Sans doute ! Possiblement ! Mais une contradiction qui n’est qu’apparente. Ce recours au  passé (cfr. 18, Nativité), cette reconnaissance, cette anamnèse, c’est le surgissement de la vie en moi qui m’y a poussé pour parvenir à une résilience. L’émerveillement dont je suis capable à la rencontre de la beauté, voire même l’effroi quelquefois, m’ont secoué pour que je me ressaisisse.

Et même, je crois que c’est, outre ma capacité de ravissement, c’est aussi par une impulsion intime de miséricorde que j’ai répondu, et que je veux encore répondre aujourd’hui, aux épreuves qui m’ont été infligées. La peine et ses cicatrices sont là, chez moi, d’accord, mais quelle inconscience, quelle légèreté et quelle méchanceté irriguent peut-être encore le cœur de mes larrons, les pauvres !

 

Tu tiens beaucoup, je te cite encore, à asticoter les esprits. C’est le terme ironique que tu utilises. Or ton écriture, ton style ne sont pas toujours aisés à interpréter. Tu apprécies le mode précieux, la phrase chantournée, les archaïsmes, les tournures complexes… On a parfois l’impression que tu t’exprimes d’une manière très égotiste, pour atteindre ton propre plaisir narcissique. A moins que ce ne soit une stratégie littéraire, un filet protecteur ?

 

Il n’en tient qu’à toi de le comprendre ainsi. Au demeurant, tu me dirais bien le nom de l’auteur qui n’est, d’une manière ou d’une autre, un tantième narcissique. Même un historien pur dur ! Quoi qu’il en soit, j’acquiesce à cette manière de juger mes écrits. Je les revendique tels dès lors qu’il s’agissait pour moi de dire ce qui justement tient de l’indicible. Un lecteur m’a même écrit qu’il trouvait mon écriture « sui generis ipsius » ! À cent lieues de vouloir rédiger comme on le fait pour un annuaire téléphonique, un parcours au plus direct de la pensée avec un gps, … Et puis, vois-tu, il n’est pas exclu justement que cela tienne à mon désir de rencontrer le lecteur, d’attirer son attention, de l’étonner, de lui plaire, de lui suggérer, par ces descriptions inattendues, de « recommencer à zéro », d’envisager la vie plus gracieuse qu’elle n’est.

En somme, je crois avoir recherché un mode d’expression qui soit, en tout état de cause, authentique à mes yeux, sans pour autant qu’il ait incité à des outrances. Ce lecteur m’écrivait : « Un style précieux mais sans affectation ; une syntaxe ouvragée mais non pas alambiquée. » Enfin, je ne nie pas avoir tiré une couverture, un filet protecteur, par un tantième même d’espièglerie, … Comme par délicatesse pour le lecteur en sorte qu’il découvre et  reconnaisse l’écrit à son rythme, à  sa foi.

 

Tu es littéralement assoiffé d’art, de beauté, d’excellence, de raffinement esthétique. Tu rappelles avec beaucoup d’émotion et de gratitude tes engouements artistiques, tes visites de musées, tes évasions musicales : Tinguely, Klee, en Suisse, et Schuman, Grieg, Dvorâk… L’art serait-il, à tes yeux, une consolation, un remède à la médiocrité de la condition humaine ou un moyen –  je reprends tes mots – de maîtriser le magma ?

 

Je te remercie de reconnaître ma soif de beauté, de raffinement, … Quant à la caractériser ? Elle tient, je pense, à mon passé où j’aurais aimé entrer en juste intelligence, en plein contentement en présence de la beauté, de la tendresse, … Non ! Que de fois n’ai-je pas dû entendre : « Toi, tu n’en auras pas ! » Qu’on m’y eût donné accès, tonnerre ! pour que la vie me semblât aller de soi ! Non ! Je me souviens d’abord des manques qui m’ont été infligés au point qu’ensuite, je vive de singuliers enthousiasmes, de quoi combler défauts et lacunes.

En ce sens-là, oui, que de laideurs, de médiocrités, d’injures dans le monde. Devant cela, que faire pour ne pas en garder de l’amertume ? Sans parler de la banalité des jours, il y a toujours en coin un brin d’humour pour la conjurer. Aimer d’humour !

 

Tu écris aussi : Il ne faut rien cacher. Et certaines pages de ton livre évoquent ainsi un hédonisme de type gidien, celui des « Nourritures Terrestres ». Dans ton texte, intitulé « Antinoüs », par exemple, on découvre tes fantasmes, tes désirs, tes rêves éveillés… Tu confies : Mon rivage est semé d’un sable stérile.

Et il t’arrive d’attendre impatiemment l’élu, d’espérer l’illumination, l’éblouissement…terrestre, proche et humain ! Nous sommes loin, me semble-t-il, d’un élan religieux, au sens premier du terme.

 

Ecoute ! Tout cet éblouissement, c’est celui que d’autant de générations de chrétiens et de religieux, au long des siècles, ont ressenti, vécu et tenté d’exprimer par les arts. Il faut rendre grâce à la chrétienté de nous avoir transmis quantité de témoignages de la culture égyptienne, grecque, romaine, … Tant d’artistes leur ont donné du corps, de leur dévotion. Va ou retourne rien qu’à la Basilique Saint-Pierre de Rome, à la         Chapelle Sixtine, pour constater que la vie religieuse ne doit pas exclure une expression artistique de la foi, tout en y assumant pour être pleinement humain, hédonisme, sensualité et fantasmes.

Toute la tradition chrétienne à laquelle je me réfère consiste en une révélation, une manifestation. Il y a, en effet, pour l’humanité à vivre comme Paul de Tarse le disait aux Galates : « Il n’y a(ura) plus ni Juif, ni Grec ; ni esclave, ni homme libre : ni homme, ni femme car, dans le Christ, vous ne faites plus qu’un. » (Gal. 3, 28) [couverture 4] C’est tout un programme d’une rare actualité pour l’humanité entière.

Ainsi dans cette perspective, depuis l’Antiquité, les temps bibliques, jusqu’à l’époque moderne et aujourd’hui, les Lettres, autant que les Arts, ont contribué largement à distinguer, à renouveler, me semble-t-il, par la finesse psychologique de leurs analyses et le réalisme de leurs créations, le regard qu’on est en droit de poser sur l’humain, sur son affectivité.

Abbaye de Maredsous

A certains égards, une part d’humanité se trouve réduite, contrainte à la stérilité, dans les rapports interpersonnels, dans la procréation, mais à d’autres, que de fécondités dans tant de domaines comme celui des Arts, des Lettres, par la sublimation de soi.

J’espère, vois-tu, authentifier par une expression personnelle dans l’écriture combien tout un chacun d’entre les humains est composé d’innombrables et d’inappréciables facettes complémentaires qui lui permettent de dire : « Je » face à l’Éternel. La démarche religieuse ne s’exerce pas en dehors du monde mais tente de relier le divin avec la vie, les réconcilier en quelque sorte.

 

Une dernière question : dans le chapitre « Visite » tu espères une migration vers l’autre terre, où tu serais enfin compris et respecté. De quel ailleurs veux-tu parler ? Ici-bas, loin d’ici ou dans l’au-delà ?

 

Ta question prolonge bien la précédente et peut justement conclure l’entretien. J’aspire, en réalité, à la sagesse de l’âge, « une douceur étale, un air élargi ». Mon émerveillement, vois-tu, ne viendra pas, lors de la mort, d’un changement de lieu ou de la métamorphose des êtres comme je les aurais jadis imaginés, mais plutôt du consentement que je leur réserve, de l’agrément d’autrui que je leur ménage, d’abord en les accueillant, en les décrivant personnellement, en les nommant comme ils sont.

Il n’y a plus aucun déplaisir qui survienne ainsi puisqu’au-delà des normes et des catégories dont la société se prévaut, je pourrai me féliciter de me trouver dans un monde ambré d’une multitude de possibilités.

 

 

 

                   Propos recueillis par Michel Ducobu