Prix de la nouvelle 2013 de l’AREAW

Troisième prix : Myriam Lenoble

Une Jolie Parenthèse

Cela faisait presque deux heures que Léa était dans le train. Elle aimait ces voyages où, blottie dans la tiédeur du wagon, elle oubliait le quotidien et avait l’impression de vivre hors du temps. Une fois par mois elle partait à Bâle pour trois jours rejoindre le siège social de la société de produits pharmaceutiques pour laquelle elle travaillait.

Chaque fois, elle ressentait la même chose. L’aller lui semblait long. Elle était anxieuse parce qu’elle allait devoir rendre des comptes sur le travail qu’elle avait effectué à Bruxelles où elle était « salesmanager »pour le Bénélux. Mais le retour avait quelque chose de délicieux. Elle voyageait presque toute la journée dans un wagon de première classe offert par la société.

Le retour était apaisant. Le devoir accompli, elle rentrait chez elle, allait pouvoir profiter de sa famille tout un week-end et faire une halte dans sa vie de travail. Et tout cela dans un agréable décalage, celui du voyage, des paysages qui défilent, des voyageurs qui parfois lui parlent, lui sourient ou simplement de la curiosité de croiser d’autres vies, d’autres destins…

Elle pensait à tout cela le nez contre la vitre et le regard un perdu. Elle fut interrompue dans sa rêverie par la voix de l’opérateur »Strasbourg, dix minutes d’arrêt » . Elle avait toujours un peu de nostalgie quand elle passait à Strasbourg. Après des études en sciences politiques, elle avait fait un stage au Ministère des Affaires étrangères et avait été en mission à plusieurs reprises dans la belle ville européenne.

Quand la porte du wagon s’ouvrit, un homme d’une cinquantaine d’années rentra dans le compartiment en vérifiant le numéro de sa réservation. »C’est bien ici » dit-il en s’excusant auprès des occupants du wagon et en s’installant en face de Léa. Il parlait tout bas comme s’il ne voulait pas déranger l’atmosphère feutrée du compartiment. Il y avait une curieuse intimité dans le wagon.

Six passagers qui se trouvaient pour quelques heures si proches et en même temps indifférents les uns aux autres.

C’était un vendredi après-midi de début mai. L’air était tiède et la luminosité était belle. Serait-ce le regard bienveillant et chaleureux ou peut être l’allure décontractée ou encore ce petit sourire en coin…,Léa ne savait pas mais tout à coup, elle fut touchée par le nouvel arrivant qu’elle trouvait particulièrement sympathique et quand il la regarda en biais en lui souriant, elle ne détourna pas le regard.

Elle fut troublée, émue, encore plus parce qu’elle ne parvenait pas à comprendre. Elle n’était pas seule dans la vie, elle avait même pas mal d’affection autour d’elle, un mari présent, des enfants affectueux. Mais elle avait 50 ans et cette sensation bizarre à la fois de la plénitude et du temps qui file. A 50 ans, tout est dit. Léa a l’impression que sa vie est tracée, qu’elle doit toujours faire ce qu’on attend d’elle. Travailler et être là pour les siens, sans débordement , surtout ne pas prendre des chemins de traverse. Ne jamais basculer parce que le risque est de tout perdre.

D’habitude elle était discrète et détournait le regard dès qu’on s’intéressait un peu à elle. Et cette fois pourquoi ? Que se passait-il ? Elle s’accrocha éperdument au regard biaisant du voyageur, l’obligeant même à lui faire face. Il en était même presque étonné et décontenancé.

Il parla le premier : »D’où venez-vous?» »Que faites-vous dans la vie ? »Oh vous connaissez Strasbourg . J’adore cette ville. J’y viens une fois par mois pour suivre les travaux du Parlement européen. Je travaille à la Commission européenne et participe aux réunions du comité sur l’environnement. Comment vous appelez-vous ? Moi c’est Paul. »

Et voilà , les questions fusent, les échanges suivent . La rêverie devient hors jeu. Le mirage devient réalité. Les autres passagers s’enfoncent dans leurs sièges, s’accrochant à leurs lectures, presque mal à l’aise face à la relation qui se noue. A Luxembourg, ils ont tous quitté le wagon. Léa et Paul sont seuls.

Au lieu de se répandre dans l’espace, ils se rapprochent. Leurs genoux se frôlent. C’est comme un déclic. Loin de les intimider cette intimité nouvelle les détend. Ils parlent beaucoup, conscients que Bruxelles n’est qu’à deux heures de trajet et qu’il faudra ensuite se quitter.

Ils sont tous les deux à la mi-temps de leur vie. Ils sont des gens ordinaires, avec une vie ordinaire et des sentiments ordinaires. Mais ils ont tous les deux conscience du temps qui passe et de la légèreté du bonheur fugace. Ils ont l’un et l’autre un ailleurs qu’ils aiment retrouver et pourtant cette occasion unique qu’ils ont là pendant ce voyage de parler, d’échanger les met au diapason et les enchante. Ils ont l’un et l’autre conscience de la rareté du moment et de son caractère exceptionnel. Le voyage Bruxelles-Bâle aller-retour, Léa l’a fait bien souvent. Des échanges avec d’autres passagers, elle en a eus à plusieurs reprises. Mais cette relation-ci qui se noue avec une rapidité fulgurante, elle la découvre. Partis d’un sujet qui les passionne tous les deux -l’environnement-, ils en sont vite arrivés à parler d’eux, de leur vie, de la difficulté du quotidien. Est-il possible de tout vivre, une carrière, des relations sociales, une famille, des affects…l’un fait-il du tort à l’autre. Ils se comprennent et cet échange les rassure sur leurs propres inquiétudes. Plus encore, ils se découvrent et se plaisent. Tout va si vite.

Ils sont maintenant à Namur. Plus qu’une heure avant la gare du quartier Léopold à Bruxelles où l’un et l’autre sont attendus, où ils se perdront dans la foule. Ce voyage les a mis tous les deux dans une douce euphorie. Ils ont du mal à y mettre fin. Ils se risquent à se toucher les mains. Plus encore, irrésistiblement ils se prennent le visage et s’embrassent longuement, tendrement.

« Les prochains arrêts sont Bruxelles -Luxembourg, Bruxelles -Schuman, Nord et Midi ». La voix neutre de l’opérateur les ramène à la réalité. Fébrilement, ils se lèvent pour prendre leurs bagages. Léa verse une larme. Elle doit redevenir elle-même, reprendre possession de sa vie. Et pourtant tous

les deux,dans un ultime au revoir se lancent un défi : »Et si on poursuivait cet échange, ne fut-ce qu’une seule fois pour prolonger ce beau voyage . Strasbourg pourrait être un lieu idéal pour se revoir au moins une fois. « . Ils croisent leurs agendas et fixent le premier mardi du mois suivant. Ce sera en pleine semaine parlementaire et Léa sera à nouveau en partance pour la Suisse. Elle fera une halte à Strasbourg et le rejoindra dans le hall du Parlement européen à 18h.

Et chacun quitte le train nourri par ce voyage magnifique. L’euphorie de la rencontre leur donne une joie incroyable, une énergie folle pour reprendre les liens et poursuivre chacun sa vie. Les jours suivants, elle pense souvent à cette promesse de rendez-vous. Mais elle se rend compte qu’elle ne connaît que le prénom du voyageur, même pas son nom , qu’elle ne sait même pas le joindre. Juste une date, une heure et un lieu. Elle y pense comme un projet fou, désiré mais abstrait.

Curieusement, Léa se sent sereine et prête à affronter à nouveau son quotidien : le stress permanent au travail, les frustrations mais aussi la vie de sa famille. Elle pense que ce voyage lui a fait un peu l’effet d’un électrochoc. Pour une fois elle avait existé pour elle, en dehors du temps, de la norme. Elle avait vécu le temps d’un voyage en train en dehors de son champ social.

Le jour du rendez-vous, lui à Strasbourg, elle dans le train Bruxelles-Bâle, ont, au même moment, ressenti un frisson terrible, une angoisse courte, momentanée. A Strasbourg, il savait déjà qu’elle ne viendrait pas. Il se demandait si tout n’avait pas été rêvé. Elle , à Bruxelles, avait pourtant hésité . Le goût d’une certaine liberté, peut être aussi de l’interdit lui avaient donné un sentiment nouveau de légèreté. Mais très vite des sentiments contradictoires de responsabilité et de culpabilité sont apparus. Quel sens pouvait avoir cette fuite de ceux qu’elle savait aimer pour un avenir incertain ?Pourquoi tout bouleverser, faire du mal sans être sûre qu’elle en sera plus heureuse. Le temps d’un voyage elle a pu redevenir la jeune femme qu’elle était autrefois , en mieux peut être. C’était juste une petite aventure qui l’a aidée au contraire à recharger ses batteries. Elle s’est sentie plus femme que jamais et cette sensation a eu des effets positifs sur sa vie personnelle, sur son couple , sur sa relation aux autres.

Ne fallait-il pas garder le meilleur et rester sur un merveilleux souvenir, un secret qui l’habitera longtemps. Une jolie parenthèse qui lui permettra de poursuivre le chemin de sa vie.