Nicole Malinconi, De Fer et de Verre, La Maison du Peuple, de Victor Horta, Les Impressions Nouvelles, 2017.

Les bons vieux Bruxellois de gauche (et même de droite, pourquoi pas ?) se souviennent sûrement de cette fameuse Maison du Peuple à l’entrée des Marolles qui fut abattue sans état d’âme par les héritiers de ses fondateurs… Conçue en 1899 par Horta suite à une commande du Parti Ouvrier Belge, financée en grande partie par Solvay, elle disparut du paysage bruxellois en 1964 sur ordre des pontes du PSB et de la FGTB pour faire place à un immeuble-tour de vingt-six étages, d’un jaune pâle et sans lumière, sous les yeux indifférents du ministre des Travaux Publics de l’époque, un socialiste encore, et à la grande indignation d’une poignée de culturels belges et étrangers et de citoyens impuissants qui voyaient disparaître ainsi un fleuron de l’Art Nouveau. La romancière Nicole Malinconi s’est emparée du sujet et en a fait un récit étonnant, non par le contenu, qui s’appuie sur une documentation très fournie et précise mais sur le plan formel, celui du style choisi. Plutôt que d’adopter le mode docte de l’essai, elle a gardé celui de la langue parlée et populaire utilisé dans ses romans. On suit donc l’histoire, à la fois enthousiasmante et navrante, de cette superbe demeure, comme si on l’écoutait racontée par un habitant du quartier. De multiples petites phrases séparées par des points-virgules, entrecoupées de réflexions que l’on croirait échangées avec un voisin ou un badaud de passage. Il est vrai qu’il s’en est passé des choses et des événements dans ce fabuleux palais du peuple… Défilés, conférences, meetings de tous genres, même dreyfusards, réunions syndicales, politiques, culturelles, commerciales, patriotiques, depuis l’organisation de coopératives jusqu’aux rudes luttes sociales contre la Loi Unique, sans oublier, bien entendu, les épreuves des deux guerres et la résistance qui s’y est développée, le soutien à la communauté juive du shtetl des Marolles et, petit à petit, la montée d’un modernisme impitoyable, l’ambition des cadres du Parti qui voulait afficher sa puissance, en rejetant aveuglément toute référence à un passé dépassé… Fini le temps, dès la montée en scène des sixties, où l’on s’extasiait sur les audaces « païennes » et l’avenir resplendissant de l’Art Nouveau, entre intellectuels de gauche, libéraux progressistes, anticléricaux adversaires du gothic-revival, jeunes artistes et écrivains réunis de La Libre Esthétique ! A la brocante et au terrain vague ou même au dépotoir les élégantes ferronneries, les vigoureuses poutres de fer plat, les fières boiseries, les lumineuses verrières et les ornements originaux que le génial architecte trentenaire avait imaginés pour servir de cadre de vie à une société nouvelle, collective et populaire, dans le sens élevé du terme ! Un des chefs d’œuvre du maître terminera tristement sa carrière en pièces détachées, dont certaines ornent encore aujourd’hui quelques gares ou brasseries. Le Comité d’Action des Marolles, né quatre ans plus tard pour sauver le quartier menacé d’un monstrueux projet de démolition, n’aura rien pu faire pour empêcher des politiciens bornés et un entrepreneur sans bornes de liquider la « carcasse » de la cathédrale rouge et son remplacement par la Tour Blaton en béton armé, armé surtout de fort matérialistes intentions. Le livre de la romancière ne se limite pas à ces surprenantes ou consternantes péripéties, il évoque abondamment la vie quotidienne à Bruxelles et dans les Marolles plus particulièrement, durant les deux guerres, parmi les gens des bas quartiers de la ville haute que Georges Eckhoud appelait familièrement « les voyous de velours », les luttes sociales en Wallonie dès la fin du XIXe, la question royale, le travail infernal dans les mines de charbon et, bien entendu, sous la plume de la fille d’un Italien, la tragédie de Marcinelle qui mit fin à une certaine prospérité de notre glorieuse petite terre de belgitude et de mauvaises habitudes…

Michel Ducobu