Emmanuelle Ménard Les anges aussi sautent dans les vagues roman édition L’échappée belle (2024,212 pages 20 euros)
Dupe de rien et résidente en home suite à un accident de santé, la narratrice se raconte au passé, ce que font certainement bon nombre de personnes dans cette situation.
L’espace raccourci lui donne une sensibilité supplémentaire à voir les choses autrement et à se rappeler des moments de bonheur : « Et puis tu es née, ma Jeannette, un bouquet de fleurs qui sortait d’entre les jambes. J’ai tout de suite adoré tes plis, tes rictus, ton habillement de nouveau-né/…/ Et aujourd’hui, comme tu as changé. Il faut croire que le temps vole beaucoup de choses, même le rire de l’enfance. Pourtant il m’arrive encore de l’apercevoir, ce rire, dans un coin de ton œil, sur le bord de tes lèvres ».
L’ambiance du milieu est particulièrement bien rendue dans ce roman profondément humain où la fille, à son tour, exprime, de façon très visuelle, l’état de la mère quand elle parle du «Bon repos » tandis qu’elle-même remet sa propre existence en balance et en questions .Comment faire coïncider les existences pour leur donner un nouveau but ? « Demain elle a rendez-vous avec une ergothérapeute du « Bon Repos ». Elle appréhende déjà : sa mère, obstinément, reste cloîtrée dans sa chambre. Et si on la forçait un peu ? Ce ne serait pas un viol, non, juste un petit coup de pouce dans le dos pour lui faire entrouvrir les bons côtés de sa nouvelle maison » Une tierce personne dans « cet enfer à deux » va-t-elle sauver la mise ?
La société, on ne s’en étonnera pas, est régulièrement mise en cause : « Elle en avait de bonnes, Paule, comme si on allait s’occuper des parents et des grands-parents alors que, dans cette société, on n’était même pas fichu de s’occuper de soi-même ».
Ce roman pousse à la réflexion sur l’existence et sa durée : « Tu imagines une vie qui dure toujours…Je me demande bien s’il y aura encore un passé, un présent, et un futur puisque le temps n’existerait plus/…/ On repousserait tout et n’importe quoi au lendemain puis au surlendemain… ».
L’autrice a de l’humour et, bien évidemment, on le retrouve agréablement entre les lignes : « Enfin, heureusement que je n’ai pas droit à du moulu. J’ai vu ce genre d’assiette au repas de Noël ; on aurait dit de la bouillie pour cochon. Et encore je suis gentille. On parle de peinture abstraite mais, là, j’aurais été incapable de déterminer les ingrédients : même les couleurs étaient passées, et les formes, n’en parlons pas ! Inexistantes. Un vrai tableau de maître ! ».
Toutes ces conversations « souterraines » ramènent à la réalité, à la vraie vie qu’elle soit du moment ou de souvenirs mais « A qui confier demain ? » .
Respect pour le personnel des homes parfois rendu positivement dans l’esprit de la résidente : « Il est drôle cet Ibrahim. Je ne l’ai vu qu’une fois, quelques minutes, mais cet œil qui brille…Jamais je n’aurais cru qu’il puisse y avoir autant d’amour dans un seul regard ».
« De la lumière sur nos ombres, voilà ce qui nous manque » nous dit la personne résidente.
Du roman, en tout cas, la lumière fuse à trouver, avec l’aide d’Ibrahim, « l’âge du cœur » et une destination : « La musique de la mer, ma Jeannette, est une partition introuvable ; une partition écrite pour les anges ».
Patrick Devaux