Paul Mathieu A bord Poésie éditions Phi ( 87 pages, 2024, 13 euros)

Dans cette sorte de parodie poétique Paul Mathieu évoque le type de voyage en bateau ayant une ancienne colonie  pour destination : « embouchure du congo le ss élisabethville est presque au port – costume impeccablement tendu on dirait que l’on a même fait briller exprès les galons dorés pour le premier regard sur la terre où plus tard on verra voler les grues couronnées & les fouets des rois blancs – du débarquement on sait juste qu’il fut plutôt loin des enchantements attendus ».
L’ensemble du recueil semble agir à partir de moments mais qui ne sont pas des souvenirs personnels, l’auteur étant né à l’époque du début de la décolonisation. Le texte devine et interprète à partir de photos anciennes, les visages et les vies s’étant estompées en autant de couleurs sépia.
L’intérêt du texte réside dans le fait de pouvoir se faire sa propre réalité – avec également le recul de l’Histoire – à partir de quelques éléments faisant office de témoignages forcément très indirects : « en fait d’éclat tout est rattrapé ici par le sépia : le blanc de la peau & celui de la coque confondus dans le même jaune-brun qui est aussi celui du ciel & celui de l’eau du fleuve que l’on devine à grand-peine ».
De manière plus large on peut se demander ce qu’une simple photo ou quelques traits dans un carnet de bord ou un annuaire maritime peuvent suggérer à une lecture ou non avertie avec le rôle ou le sens que chacun donne ou donnera à l’Histoire : « on s’abandonne aux images faciles aux clichés sauvages à ce qui va hors très hors champ tout est hors champ d’ailleurs tout sauf celui qui laboure la mer ou plus exactement l’eau du fleuve qui passe ».
L’auteur, bien sûr, y va de son propre jugement, corrigeant le flou photographique non proposé d’ailleurs par les autochtones : « ici le caoutchouc se paie en mains pas en mains de bananes mais en mains humaines l’humain se paie en mains d’humain devient inhumain à ce point tu travailles pas assez vite hop coup de chicotte la chicotte c’est pas de la gnognotte la chicotte c’est la trique la trique facile le nerf de bœuf qui jaillit mamba noir dans la brousse poussiéreuse ».
Le lecteur est invité « historiquement », en rappelant des faits avérés, sans ponctuation comme pour accentuer le rythme ou la cadence donnant une sorte d’affolement de lecture au texte tandis qu’en contraste le luxe colonial est évoqué en égratignant au passage une célèbre BD : « on est à bord du thysville & on se dit que c’est le même paquebot que celui que tintin avait emprunté pour aller lui aussi au congo sauf que celui-là n’est plus en service depuis la fin des années quarante on est sur le thysville II lancé en 1957 ne croyez pas qu’il est neuf le II c’est le baudoinville I rebaptisé mais qui ressemble pourtant au bateau de tintin ».
Si l’auteur parle d’une « terre oublieuse de son nom »,  ( les lieux sont d’ailleurs, comme le nom des bateaux, évoqués avec des minuscules ) rappelée également avec des illustrations bien pensées de Laurence Meyer, les traces demeurent avec ce que chacun pense savoir et ce que l’Histoire, elle-même mouvante suivant les circonstances, veut bien nous laisser croire quand les témoignages directs se font rares et que la documentation parle parfois d’elle-même.

.Patrick Devaux