Alexandre Millon, 37 rue de Nimy Les incroyables Florides, roman, Murmure des Soirs, 2019

Le nouveau livre d’Alexandre Millon, dense, très documenté, se situe à l’heureuse croisée du roman, de l’essai et de l’histoire. Il foisonne de réflexions philosophiques, sociologiques, psychologiques, de belles descriptions poétiques ; il est porté de bout en bout par ces mille attentions précieuses aux choses et à autrui qui donnent toute sa valeur à la vie. Chaque lecteur y puisera les pensées, enseignements et sensations qui lui font écho, et chaque nouvelle lecture mettra au jour une richesse de plus.

L’écriture, originale, reconnaissable, alerte, subtile.

Nous suivons d’abord les pas de l’avocat Montois Léon Losseau, héritier des lumières, intellectuel à l’esprit ouvert, sensible et conscient de ses contradictions, humaniste (loin des préjugés de classe), philanthrope, bibliophile, photographe … Acteur et témoin exigeant, bienveillant et critique des mœurs de son époque. Il ne cesse de réfléchir et d’inciter à réfléchir, de penser et aussi de repenser des évidences, bref de s’interroger, des interrogations qui sont toujours les nôtres aujourd’hui. Un homme attachant à multiples facettes, pudique et d’un caractère affirmé, un homme que l’on aurait aimé rencontrer…

Nous faisons sa connaissance en 1901, l’année où il découvre par hasard, « un lot de cinq-cents fascicules gâtés par l’humidité » de l’édition originale D’une saison en enfer. Nous le retrouverons en 1913 et ensuite, bien des années plus tard en 2016, croisant à sa manière et avec la complicité d’Arthur Rimbaud – le fil rouge qui relie les époques et les personnages du livre-, la route d’Esther et de Bastien, deux personnages fictifs bien actuels, fragiles, tous deux au bord de ce qu’ils ne sont pas encore. Léon contribuera à les rapprocher et…On n’en saura pas plus, chaque lecteur poursuivra le rêve qu’il voudra, le roman se terminant sur la lueur d’une porte entrouverte…

Certains passages sont de véritables pages d’anthologie et font penser, certes dans un autre style, à celles d’A la recherche du temps perdu  -, lorsque l’auteur décrit les lieux (nt la belle maison Losseau  Art Nouveau  située à Mons, que Léon Losseau a érigée en œuvre d’art, aussi riche pour son contenant que pour l’intérêt de son contenu), ressuscite la manière de vivre, les relations humaines, l’ambiance d’une époque – Voyez en particulier les vingt pages imagées, très vivantes, consacrées à un  dîner chez Losseau (au cours duquel il fera le beau cadeau-surprise à chacun des convives, d’un exemplaire d’Une saison en enfer) .

Des hasards, mine de rien, constituent en grande partie la trame du récit. La découverte des Saisons en enfer en 1901. Ensuite et surtout, la rencontre incroyable entre Esther et Bastien. Esther, fraîchement divorcée, en équilibre instable sur le fil de sa vie, en mal d’écriture et à la recherche de l’insaisissable Rimbaud ; Bastien « Qui jusque-là s’est contenté d’effleurer les choses en suivant des prétextes fallacieux pour ne rien entreprendre ». Ces deux-là se rencontrent un beau jour de l’année 2017 à Mons, lors d’une exposition Rimbaud à la Maison Losseau…. On y croit, à ces hasards qui n’en sont pas, tant les hasards et les rencontres de la vie sont sans doute l’appel d’autre chose qui n’est pas encore et vers quoi nous marchons…

Parmi les thèmes abordés par Losseau (et/ou Alexandre…), qui font écho en nous et relever la tête : la liberté, l’amour, la sincérité des relations, l’ouverture, la présence à l’autre, l’écoute, la réciprocité

« Quand on est ensemble, le plus important ce n’est pas le propos, mais la présence, la part de nous-mêmes que nous partageons » (…) Ces rieurs-là se ressemblent. Ils ne s’esclaffent pas aux dépens d’autrui mais ensemble. Ils ne font qu’un »

la générosité – la vraie, celle qui jaillit du tout premier élan-, la notion du temps et son acceptation, « les filets de dépendances qui entravent notre autonomie », le cheminement solitaire de l’écrivain (« Esther est sur l’île des mots… ») et, l’autre versant, la publication (« Créer n’est pas forcément produire, montrer… »),…

De belles pages aussi sur la photographie

« Le regardant et le regardé restent liés l’un à l’autre » (…) « Une part significative de ses photographies porte ce regard sur la banalité. Derrière cette barrière d’intimité, la photographie humaniste représente intrinsèquement ce qui différencie un vrai sourire d’un faux sourire »

sur la musique, les arbres (« Un grand arbre qui sait habiter l’espace, toucher, raconter, apporter ce que notre disposition intérieure convoque »), l’importance des lieux, plus exactement des lieux qui comptent, fabriquent les souvenirs et tissent les liens.

L’on ne saurait ici en dire plus, ou bien il faudrait tout dire, préférons engager les lecteurs à ouvrir le livre pour s’y plonger jusqu’à la dernière page, la dernière vague de mots…

Terminons par ce passage, émouvant, où Esther se regarde qui est en train de vivre une nouvelle naissance :

« Devant le miroir elle a sa tête du matin. Remplir le grand lavabo, eau quasi froide, joindre les paumes, se jeter cette fraîcheur de rivière sur la figure à grandes claques. Ecouter le frisson qui passe, s’essuyer par petites touches. Des pétales tombent sur la peau du visage. Au-dedans, la rancœur est passée (…) »

Martine Rouhart