André-Joseph Dubois, Le septième cercle, roman, Weyrich, 2020, 505 p., 20 €.

Un copieux roman de 500 pages, sans longueur aucune. Un ouvrage remarquable en tous points. Comme dans ses livres précédents, André-Joseph Dubois a choisi ici un personnage exemplaire, presque emblématique, et il raconte sa vie – oserons-nous dire sa destinée? – à la première personne, ce qui n’est pas toujours évident. Roman remarquable, tout d’abord, par la qualité de ses analyses: chaque personnage, qu’il s’agisse de ceux qui ont défrayé la chronique aussi bien que de simples mortels comme vous et moi, a droit à un traitement en profondeur, à commencer bien sûr par le héros principal, au patronyme bien liégeois: Bourdouxhe. Léon Bourdouxhe. Des Léon, à l’époque, il y en avait plein dans les chansons.

Mais ne vous attendez pas à des analyses psychologiques très détaillées: non, ce qui transparaît du personnage, c’est au travers de ses faits et gestes, mais aussi de ses propres ratiocinations, adressées à une Madame qui reste un peu dans les coulisses. C’est qu’il aime parler, le Léon. Ce n’est pas un grand savant, il fait des pataquès en veux-tu en-voilà (l’auteur les soigne particulièrement), mais il a tout de même de la culture, et de la jugeote. Non, con,  il ne l’est pas. Il ne faut pas le prendre pour Bardamu. Désabusé,  oui. Un peu déçu. Malchanceux. C’est comme un fil rouge tout au long du roman, même si, à l’occasion, il se prendrait bien un peu pour Dieu le Père. Il essaie de nous en mettre plein la vue. Ainsi, à la page 461: Je vais encore vous taquiner pour la dernière fois. Cette nuit – je dors si peu – m’est venue cette réflexion sur l’extrême grand âge: au fond, le dernier à survivre est maître du passé. Avez-vous songé à ça? Comme l’Eternel arpentant le Paradis terrestre, l’octogénaire rescapé se ballade dans le passé comme chez lui, en propriétaire libre de le redessiner à sa guise, d’y faire pousser des fruits magiques, d’en chasser les intrus et les gêneurs, d’y convier le diable si ça lui plaît. N’est-ce pas, il ne se trouvera pas grand monde pour rouspéter. Voilà qui devrait vous effrayer, est-ce que je me trompe? Mais la zwanze théologique ne dure pas bien longtemps, et il reprend: Et cependant je n’ai pas le coeur à plaisanter. Mes sarcasmes cachent un accès de mélancolie qui m’a pris dès hier soir, un genre d’affection auquel je suis rarement sujet. Raconter sa vie, c’est faire le compte de ses morts.

Roman remarquable aussi par la sobriété de ses descriptions et la vivacité de l’action. Là, je vous laisse découvrir vous-même, il y a des pages qui sont de petits chefs d’oeuvre: l’assassinat de Julien Lahaut, la mort de Lumumba, par exemple, ou le meurtre de la jeune institutrice algérienne. Du cousu main, et pas un mot de trop.

Mais ce qui m’a le plus touché, le plus ému en ce gros roman, c’est une certaine qualité d’émotion. Bien sûr, c’est bien caché, mais André-Joseph Dubois sème ces quelques paillettes un peu comme le Petit Poucet semait ses cailloux. Quelques personnages, qui se dégagent nettement de la masse des ambitieux, des affreux, des sans scrupules: la mère, Hanna surtout, le professeur Balibar un peu aussi. Quelques naufragés, si vous voulez. Mais cela nous vaut de très belles scènes, d’une douceur, d’un attendrissement rares, et que j’aurais tendance à mettre sur le compte de certains romans populaires, et même – ne riez pas – de l’âme wallonne (là, j’appuie sur la pédale: sourdine de l’harmonium). Ecoutez plutôt ce court passage, une amour naissante entre Hanna et Léon, p.56: Mais je l’observais à la dérobée pendant qu’elle se penchait sur ses trois poupées de tailles différentes. Tout en tripotant leurs robes, elle émettait un gazouillement dont je n’arrivais pas à m’agacer. J’étais intrigué par la blondeur de ses cheveux maintenus par un noeud qui dégageait dans la nuque quelques frisottis presque transparents. Je ne me rendais pas bien compte qu’en réalité j’attendais une seule chose: qu’elle lève vers moi ses grands yeux bleus. Elle finissait toujours par le faire, ce que je considérais comme une invitation à la rejoindre, et c’était probablement vrai. Elle me mettait une de ses poupées dans les bras, me faisait signe de bouger le moins possible pour ne pas la réveiller pendant qu’elle continuait à s’occuper des deux autres. Je restais très volontiers immobile parce que d’aussi près je voyais d’autant mieux ses cheveux et les petites mèches folles de la nuque. Nous étions capables de jouer pendant des heures sans échanger une parole..

Je ne voudrais pas vous tromper sur la marchandise. Le reste est beaucoup plus hard et vous devrez vous accrocher. C’est vrai que le héros, notre Léon Bourdouxhe gardien de poupées, n’est pas maître de sa destinée: avoir un père boucher, as du marché noir, royaliste à tous crins, qui fera un long séjour en prison à la fin de la guerre, ce n’est pas vraiment le meilleur début dans la vie…Mais le romancier, qu’il s’appelle Balzac, Simenon ou André-Joseph Dubois, est maître de ses enchantements, de ses sortilèges et du destin de ses personnages, et lui aussi peut se promener comme Dieu le Père dans les délices du Paradis terrestre, délices qui sont ici zébrées de détonations d’Herstal P38, de rafales de mitraillettes et autres éclairs et éclats qui n’ont rien de paradisiaque.

Joseph Bodson

 

. Même si, à l’occasion,