Anne-Marie Derèse, La Belle me hante, poèmes, ill.de Michel Cliquet, préface d’Anne-Michèle Hamesse, éd. Le Coudrier, 114 p.,18 €, 2020.

Des poèmes somptueux  à l’image de la forêt d’automne, couleur feuille morte, et que le vent emporte…comme nos amours, si l’on respecte la tradition, et la chanson de Prévert. Mais  Anne-Marie nous entraîne vers de tout autres horizons, comme Anne-Michèle Hamesse l’a bien compris dans sa préface: celui des femmes qui courent avec les loupes, de ces femmes sauvages qui dans l’Antiquité formaient le cortège de Bacchus, le dieu du vin et de la déraison. Ou plutôt de l’autre raison, car il y en a plusieurs, et celle des sorcières n’est pas celle du Grand Inquisiteur.

Ma main devient patte de velours
Avec griffes déchirant le gant.
Epaisseur des mains qui se couvrent
d’un duvet roux,
Mes ongles s’allongent, se courbent,
deviennent des griffes effilées,
torturantes,
Je suis la bête
revenue d’une forêt hantée,
hurlant sa solitude, hurlant sa faim,
Suis-je la belle qui me hante
ou monstre berçant son désir?
Un monstre à peine sevré, vorace,
incompris, sa tête tragique
sur un sein de lait.
Suis-je la belle allaitant la bête,
une bête si douce
aux yeux d’enfant?

Et c’est le visage de Jean Marais, dans sa rayonnante tristesse et sa fière animalité. C’est le film de Jean Cocteau. Cette notion, cette image, plutôt, de la hantise, de ces lieux pareils aux forêts de Thrace, résonnant du cri d’Evohé, des chants et danses des satyres et silènes. N’oublions pas que la tragédie est née de ces chants alternés, que Phèdre, Antigone et les Erinyes réconciliatrices sont déjà dans ces cris, dans ces chants. Et quand Aragon chante, pour sa part: mon bel amour, ma déchirure, c’est toujours là que nous en sommes, et le terme de « déchirure » doit être pris au sens fort, c’est plus qu’une simple métaphore.
Hanter, c’est aussi habiter, en parlant des maisons, royales ou forestières, revenir tard, longtemps après, et bien souvent. C’est une leçon qu’Anne-Marie Derèse n’oubliera pas, et elle en fera, au niveau de l’expression, un usage à la fois abondant et précis: La bête me hante, Son regard me hante, La belle qui te hante; Elle est en toi, la bête qui te hante. N’oublions pas non plus qu’il y a dans la Bête cette double face, celle de douleur et celle de douceur, que Jean Marais traduisait si bien. Rien d’étonnant donc si l’Amour se présente à nous, comme Janus, avec un double visage: celui de la tendresse, et celui de l’absence, qui est bien la pire des souffrances.

La bête pleure,
sa fourrure n’a plus l’éclat du vivant,
la bête n’a plus la férocité des étoiles,
elle est vide, tombée sur le sol,
une peau pour une autre beauté,

Une beauté morte
pour le talon des femmes
enfermées dans le sérail.

Pour la nostalgie et la peur,
pour la belle qui se noie
dans l’espace transparent d’un regard.

Des vers dignes des tapisseries des chasses royales, quand la forêt prend ses couleurs fauves, juste avant que l’hiver survienne.

Joseph Bodson