Bruno Belvaux, Marcel Marlier : Du croquis à l’illustration, Casterman, 2014, 180 p. (28€)

marcel marlierLa longévité du personnage de Martine – 60 ans – est un phénomène éditorial qui mériterait une étude sociologique approfondie : 110 millions d’exemplaires en français et 40 millions en une trentaine de langues. Elle a traversé les modes, les bouleversements des mœurs durant tant d’années. Un peu comme sa rivale Caroline, lancée par un éditeur français à la même époque, quoique avec un succès moins affirmé.

Comment expliquer, en effet, qu’une héroïne, aussi banale et conformiste dans son allure que dans sa vie quotidienne, soit parvenue à s’imposer dans nombre de pays durant plusieurs générations et qu’elle continue, après la mort de ses deux créateurs alors que les illustrations de Marcel Marlier ne correspondent en rien à aucune des évolutions de l’art contemporain.

Tout juste y aurait-il quelque affinité avec l’hyperréalisme. Pour le reste, il y a mimétisme avec le réel. Une figuration dans laquelle les décors sont familiers. Une mise en espace de sujets toujours surpris à être en action, ne serait-ce que par le regard tourné vers. Rien d’inattendu en soi, si ce n’est, au fil des années de pratique, une recherche de plus en plus affinée sur la lumière, une attention presque obsessionnelle sur les regards, une réelle virtuosité du dessin attestée par le nombre impressionnant d’esquisses et de croquis réalisés.

Cela correspond évidemment à une certaine idée de la beauté et répond à la théorie classique du rapport entre l’art et le beau. Il s’agit bien ici de ne rien laisser paraître de ce qui pourrait être considéré comme laid. Les choses et les êtres ont quelque chose de lisse ; il n’y aura jamais en eux ou à cause d’eux, de la méchanceté, de l’agressivité, de l’irritation.

À l’origine, en ces Trente Glorieuses du sortir de la guerre, il n’est guère vraiment question d’écologie, de pollution, de danger pour la planète. La nature que dessine Marlier au milieu des années 50 a conservé une sorte d’innocence, une espèce d’héritage du paradis terrestre. Elle ne pose pas question, elle s’appréhende avec une curiosité qui débouche sur l’émerveillement. Vingt ans plus tard, l’idéalisation restera similaire, même s’il y eut, mais c’était en 2009, un « Martine protège la nature ». Avec quelques lignes sur le danger des pesticides et une mini-manif plus proche d’un cortège carnavalesque que d’une revendication politique.

Bien sûr, toute la vie n’est pas d’un rose monochrome. Parfois, les personnages ont peur, boudent, pleurent. Mais ce ne sont que des moments fugaces. Car les histoires racontées par Gilbert Delahaye sont optimistes et simples. Il n’y pas place ici pour une psychologie complexe. Il s’agit de montrer que, dans un univers où l’environnement se modernise, il est normal d’être heureux. Car tout est conçu pour cet objectif.

Et cela correspond bien à la société de consommation. Lorsqu’on prétend, sur un des panneaux explicatifs de l’exposition consacrée aux 60 années de Martine, qu’elle est « une petite fille résolument libérée », c’est dans la mesure où elle se sert des nouveaux instruments ménagers : aspirateur, machine à laver… Elle fait ses courses au supermarché. Elle se coiffe et s’habille selon les modes du moment.

Alors le succès ininterrompu ? Sans doute tient-il à l’aspect rassurant des illustrations. Alors que l’art galope dans son autocontestation, dans des idées plutôt que dans la représentation fidèle de l’aspect extérieur du monde, obligeant les regards à se remettre en question, ici tout est reconnaissable, identifiable, familier, apaisant et traduit, en quelque sorte, une aspiration à une utopique harmonie.

Bruno Delvaux y ajoute une hypothèse : celle du fait qu’images et mots disent l’identique. « Ce pléonasme, par lequel dessin et texte se recouvrent, est d’ailleurs une des raisons du succès de l’œuvre, écrit-il. Car les enfants adorent, pendant qu’on leur raconte une histoire, aller de l’écoute au dessin et retrouver dans les détails de la composition la traduction graphique des choses qu’on leur chuchote tendrement à l’oreille».

Sans doute les textes confortent-ils les parents dans l’idée de conformer leurs enfants selon les normes de modèles à l’image de ce qu’ils devraient eux-mêmes être. Et, à l’époque où la ‘beat generation’ bouleversait les mœurs, cela avait également un aspect rassurant face à des changements radicaux et déstabilisants. La famille s’en trouvait renforcée en son image traditionnelle, d’où d’ailleurs le mépris des intellectuels progressistes envers Martine.

Il se fait qu’aujourd’hui, après la déferlante des libertés tous azimuts et le laxisme éducatif qui s’ensuivit, le besoin d’un retour à certaines valeurs sociétales normatives apaise les adultes en leur offrant à nouveau un prototype susceptible de ramener les enfants vers un ordre perdu. Une gamine ne déclarait-elle pas lors d’une récente interview diffusée sur Musique 3 : « Dans ‘Martine’, on apprend des choses. Quoi ? Par exemple, les bonnes manières » ?

Michel Voiturier

Une exposition consacrée aux dessins de Marcel Marlier, « Martine, une amie pour la vie », est présentée au Musée des Beaux-Arts, Enclos St-Martin à Tournai jusqu’au 4 janvier 2015. Infos : +32 69 22 20 45 ou http://www.wbi.be/fr/news/news-item/martine-au-musee-beaux-arts-tournai#.VEixFPmsXng