Carol Mann.Hôtel des Chutes, Chronique juive de Stanleyville 1945-1948, récit 375 pages, Editions SAMSA (2022,26 euros)

Personnage central, Deborah Lifchitz est une ethnologue amie, collaboratrice de Michel Leiris, diplômée de « Langues O », spécialiste des langues sémitiques d’Afrique de l’Est, auteure en 1940 d’un célèbre « Textes Ethiopiens magico-religieux ».A Bruxelles, le Professeur Maertens, grand patron des études ethnologiques au musée de Tervueren ,est un admirateur inconditionnel de son travail.
Née en 1907 à Kharkoff, alors ville de l’Empire de Russie, Deborah a fui la révolution pour Paris en 1927. Elle est une agnostique dans une famille juive. En 1942 elle sera, malgré les interventions de Michel Leiris , déportée.
L’historienne franco-britannique Carol Mann décrit la foule du « Lutétia » en 1945 ,le face-à-face Vital-Deborah. Vital est un rescapé malingre, de vingt ans son cadet, jadis étudiant en droit. Le « Lutétia » est ce palace parisien où les autorités « trient » les « pyjamas rayés » rapatriés des camps. Une amitié se noue car leurs cauchemars, leurs interrogations, leurs angoisses sont les mêmes.
Paris ville libérée des Boches n’a pas tourné le dos à l’antisémitisme. Par chance, une intime, parisienne issue comme lui de la communauté juive de l’île de Rhodes, une des rares qui cachée survécut ,l’intime suggère à Vital de se rendre en Belgique. Des cousins bruxellois indiqueront comment émigrer vers le Congo . A Léopoldville, à Stan prospère une collectivité de négociants « rhodeslis » comme sont désignés les citoyens originaires de cette île grecque.. Ils ont besoin de main d’œuvre européenne. Ils décident d’ouvrir leurs bras aux rescapés.
Deborah est conviée à se joindre au voyage. Mais tous en Afrique sont des « cousins », parlent ladino, obéissent aux traditions sépharades. Afin de s’assurer un bon accueil, il est conseillé à Deborah l’ Ashkénaze d’émigrer en tant que conjointe de Vital , judéo-espagnol garanti.
Ils parviennent à Bruxelles dans un camion américain et débarquent sur la Grand’ Place, face à la brasserie « La mort subite » où leur famille belge les attend… A Bruxelles pour les marier, le rabbin demande s’ils sont juifs « Ils relèvent alors simultanément leurs manches en le fixant droit dans les yeux ». Un faussaire anversois « arrangera » les passeports.
Il s’agit d’un mariage blanc car Vital a été victime d’expérimentations
Le Professeur Maertens est intervenu auprès du Ministre des colonies De Bruyne , du Gouverneur du Congo pour que Deborah Lifchitz effectue des recherches à Stanleyville. Une chambre payée par l’université lui servira de bureau à l’Hôtel des Chutes, haut-lieu de l’establishment . Nous lirons, dans d’autres livres d’histoire que l’Hôtel des Chutes, en 1964, servira de prison dorée où des centaines d’Européens innocents seront embastillés par une rébellion de « Simba » et des prêtres catholiques y seront sans raison condamnés à mort.
Vital sera malade pendant la traversée. Miné par la déportation, de santé plus fragile que Déborah, Il ne résistera qu’un temps aux fièvres africaines et mourra parmi les siens à Stanleyville.
Les méfaits du colonialisme n’étaient jamais apparus à Déborah avant la guerre, lors de ses missions en Ethiopie. Voilà qu’à Stanleyville, l’atroce expérience de la shoah lui donne un angle nouveau sur l’énormité des injustices du système colonial belge. Deborah est révoltée. Cela effraie même les Noirs « évolués » car en 1948, leur contestation est des plus modérée. Lumumba, alors chef d’un bureau de poste, n’est qu’un Noir lettré, à peine critique. Déborah aura une liaison avec Félix, l’allié de Patrice, héroïque infirmier militaire, vétéran de la campagne de Somalie et qui perdra son emploi pour avoir aimé une Blanche. « Félix a été renvoyé de son poste à l’hôpital à cause du couple maudit que nous formons, considéré honteux, que dis-je criminel ! Par les Blancs , presque autant que par les Noirs. Evidemment, cela aurait été autre chose si moi, j’avais été un homme, et Félix une pauvre fille engrossée et oubliée . »
Déborah et Félix auront une petite fille, Désirée. Tous trois partiront en pirogue.
Un attachant ouvrage de « docufiction » et d’histoire coloniale. Mais la véritable Déborah Lifchitz, n’est jamais revenue d’Auschwitz. Marcel Cohen, linguiste, auteur entre autres de la formidable « Histoire d’une langue : le Français » (Editions Sociales) ainsi que du « Traité de langue amharique »(1936), a déclaré qu’il l’avait vue partir vers les chambres à gaz.
Vladimir Issacovitch