Cécile Miguel, Où jamais personne n’arrive (anthologie), frontispice de Wolfgang Osterheld, choix et préface d’Yves Namur, Le Taillis Pré, collection Ha !, 2024, 185 pp., 19 €.
Yves Namur, qui fut de longue date l’ami d’André et Cécile Miguel, rend à celle-ci un bel hommage au début de cette anthologie. Hommage d’autant plus mérité que Cécile Miguel, tout comme son mari, n’occupe certes pas dans notre histoire littéraire la place qu’elle mérite. Yves Namur rappelle d’autre part que la publication du recueil de poèmes calligraphiés intitulé Dans l’autre scène en 1984, avait donné naissance aux éditions Le Taillis Pré. Il a aussi publié dans Lieux d’être, n°8, Volupté(s), 1989, des entretiens avec Cécile et André Miguel. Il en tire la citation suivante de Cécile, qui est assez éclairante pour cette anthologie : « Après une jubilation égale à celle qui est mienne en peignant, en dessinant, j’écris à présent seule. Cet espace de merveilleux m’aide à lutter contre mes douleurs physiques, contre une carcasse déficiente, défaillante. Je flotte sans poids, je vais, je m’évade. J’aime voyager dans ces « voies du nulle part qui mènent là où jamais personne n’arrive (rêve du 14 juillet 89). Mots que j’ai lus, gravés en une pierre triangulaire qu’il fallait enjamber pour accéder à un chemin venant du corps d’une immense chouette, et conduisant à un immense Œil-Horizon ».
Cette part du rêve, qui était celle des surréalistes, et à laquelle elle est restée fidèle, gouverne une bonne part de ses productions, tant graphiques que poétiques. Elle avait d’ailleurs été liée à Picasso, Joan Miro, Prévert, Mandiargues, et bien d’autres. Cette déclaration, ce partage entre la souffrance et les visions de l’inconscient, expliquent pour une bonne part les écarts, les grands écarts parfois, que l’on relève entre ses différentes productions.
Voici un court extrait de Caravelles, en 1985 : « Un inconnu dépose sur la table un petit paquet, pousse un cri, court vers la porte qu’il ouvre et il bondit sous la pluie. Je déchire l’emballage. Poudre jaunâtre à odeur très forte, poivrée. « Toujours cette même cendre de rosée , dis-je, et j’avale la cendre ». Des images fortes, mais un récit où les verbes d’action abondent : le merveilleux ici est en mouvement, et aboutit à l’image de la rosée, à l’aurore, à la fin de la nuit, étrangement liée à celle de la cendre – ce qui reste du feu. Dans les textes de ce recueil, les images d’absorption, de manducation sont d’ailleurs assez nombreuses.
On notera d’ailleurs, au fil des pages, le ton très naturel, très « terre à terre » de ces courts récits. Comme si tous les faits rapportés faisaient partie du quotidien, et l’on ne trouve nulle part un point d’exclamation, ou d’interrogation, qui marqueraient l’étonnement. « Tout est réel ici ».
Dans Au cheval fou (Journal de rêves II), 1987, une femme apparait, qui délivre cet oracle sibyllin « Tu écouteras le silence. Tous les entrecroisements du silence qui font la vie et la mort ». Et c’est sous le signe de la contradiction que certains épisodes se déroulent : « Et, comme lorsque j’étais enfant, je m’interroge sur cette prière, oui, comme autrefois ce Dieu me paraît être un personnage borné, mesquin, orgueilleux, qu’il faut flatter sans cesse. « J’aime mieux marcher sur l’eau », dis-je, « Oui, j’aime bien marcher sur l’eau. » – Incohérence de ce propos, lié au Notre Père, propos que vient contre-indiquer le miracle…, et puis, plus loin, ces guerriers : « …une troupe, en uniformes blancs et noirs, passe sur le chemin proche. (…) Ces cavaliers n’ont pas de tête, bien que nous sentions l’intensité de leurs invisibles regards. Pas non plus de monture, bien que nous entendions les sabots ferrés résonner sur le sol rocailleux ». Plus loin encore : « D’une rangée de livres sur le rayon d’une étagère, tu as extrait un volume relié de cuir. Dès que tu l’as ouvert, il en est jailli une myriade de mots qui sont tombés à terre ». Comme si le rêve lui-même se défaisait, se déliait, et qu’il ne flotte plus, à la surface de ses eaux, que le germe d’un langage défait. Er, plus loin dans Du côté de l’ombre méditante (Rêves) : « Carrure athlétique, entouré de dames, Frédéric Nietzsche sort du four des livres à couverture bleue, qu’il distribue ». Etranges métaphores que ces livres sortant du four, inversion des bûchers où on les a si souvent brûlés…
On notera qu’elle-même se trouve au centre de ces rêves, actrice, personnage ou témoin….Mais il n’y a pas que ces péripéties pessimistes et lourdes de sens. Il y a aussi ce jeune garçon qui lui offre des bonbons, et dans le texte dédicacé à Blaise Cendrars, ce personnage qui dégringole d’un érable en lançant des ailettes pareilles à des libellules et qui s’écrie d’une vois forte : « Vous êtes peintre, Madame ? » Un personnage qui a ses deux bras, écumeur de mer, portant un béret noir…Le rêve se moque des contradictions.
Univers à la fois enchanté, tissé, comme une tapisserie du Moyen-Age, de mille scènes, aux couleurs étonnantes, mais avec toujours, en sourdine, ce souvenir de la souffrance, tapie quelque part dans les fourrés. Pareillement, dans les poèmes d’Au creux des apparences, parmi les fleurs et les arbres entretissés, ce temps qui nous ACCOMPAGNE de ses majuscules…
Il y aura aussi les récits de L’univers s’engouffre, en 1992, des textes aux phrases plus longues, un peu enchevêtrées, moins percutantes…comme de longues litanies. Et puis, en 1993, Le livre des déambulations, des pages, comme étincelantes de givre… Et, en 1995, Dans la maison de Hölderlin…, et en 1997, Papyrus jardin de mots, avec cet Enchantement :
« Visage, présences perdues, douloureuse réminiscence de regards vibrants, chaleureux, ardents. (…) Une cloche au loin résonne, messagère d’ondes généreuses, vivifiantes, d’un souffle d’amour fou qui unirait tous les filaments du monde »
Comme si, à l’instar des auteurs qu’elle invite en ses titres ou en ses rêves, la souffrance, la folie, même, parfois, étaient le prix à payer pour faire naître de leurs cendres le diamant pur de ces parcelles de beauté, qui sont, comme le dit Keats, une joie pour toujours, et pour chacun d’entre nous.

Joseph Bodson