Claude Miseur, Sur les rives du Même,  poèmes, l’Arbre à paroles; 2020, 108 pages, 12 €. Illustrations: Ferderim Lipczynski.

Le titre lui-même implique très clairement, si pas une unité, une totalité réalisées, du moins une volonté, une tension très forte pour y arriver. En effet, la totalité, l’identité absolues définitivement atteintes, ne sont-elles pas une utopie, une fausse identité, et même, à la limite, un totalitarisme? Les règles mêmes de la philosophie, et de la politique qui en découle, selon les anciens, ne vont-elles pas dans ce sens: une tension perpétuelle, un équilibre entre les contraires…et les contraintes?
En ce beau recueil de Claude Miseur, le thème essentiel, me semble-t-il, est bien celui-là, et il se traduit par des images qui sont celles d’un affrontement entre les éléments, l’eau er la terre, le sable et l’écume des vagues, et ce territoire qui est sans doute le plus profondément humain: l’estran, recouvert et découvert par l’avance ou le retrait de la marée. Et les illustrations abondent dans le même sens. C’est d’ailleurs le thème dominant du beau livre Polders, de Gaston Compère.
Comme nous invite à la reconnaître la belle citation de Rainer Maria Rilke mise en exergue, Point ne sont les couleurs connues, point n’est l’amour appris et ce qui, dans la mort, nous tient au loin n’est pas dévoilé. Cette lutte mille fois reprise, sur l’estran, est donc bien l’image et l’usage de notre destinée, de nos avancées et de nos reculs.
Ecoutons à présent notre poète:
Pose ton regard /sur ce peu de silence / plus vieux que nous / d’avant le jour / avant l’exil / où tout sera peine //douleur essentielle / inespérée / le lien se tord et précise la cassure / Nommer ce silence / et la tragédie n’est plus. (p.22)
Le Même n’implique donc pas un dévoilement absolu, mais bien une lutte, incessante, et sans cesse recommencée, comme le mouvement même des marées.
Les références à des spectacles de lutte, de travail, de gésine même, est là, dans une instante présence (p.31):
Tout un monde reflété / au creux de l’ornière / que balafre la boue / des chantiers du vivre.
Et la citation de José Angel Valente, en tête de la seconde partie, accentue encore cette instance: Maison, lieu, demeure: / ainsi commence l’obscure narration des temps, / pour que quelque chose puisse durer, / fulgurer, être présence. Ici, l’indétermination, la fulguration, commune à l’origine de toutes les mythologies, toutes les religions, sont la source même de cette énergie qui seule permet la continuité du monde.
Et le poète précise, avec une remarquable concision, cette confrontation des éléments, des contraires (p.45): Ce feu / n’est cri / que d’un silence // une étincelle / éprise /de froid.
Cette identité, cette succession des contraires, c’était déjà l’un des thèmes favoris des premiers philosophes grecs, et surtout d’Héraclite.
Et, à la page 59,Claude Miseur inscrit la poésie elle-même au nombre de ces éléments, en un tableau digne des commencements du monde: N’être plus / que caresse / dévêtue dans la marge / du petit cahier de la mémoire // un poème s’éloigne / et blanchit / sous les sables / d’un port disparu.
L’appel à une renaissance, p. 90, sera aussi celui d’un apaisement, d’un tableau plus intimiste, d’une coïncidence du macrocosme au microcosme, une sorte de paysage réconcilié:
Puissions-nous / ne pas tarder / à renaître / ne soyons pas / les fossoyeurs / d’un monde / inattendu.
Cet appel à une renaissance, à une intimité renouée avec le monde, la victoire sur le chaos, est certainement, aujourd’hui, plus actuel qu’il ne le fut jamais.

Joseph Bodson