De quelques Belges aux festivals d’Avignon 2018

Pléthore de spectacles, une fois encore, pour la 72e édition du In et la 52e de son frère cadet le Off. Dans le premier, une quarantaine de créations et de multiples manifestations annexes. Dans le second, une inflation de plus de 1 500 pièces, ballets, récitals, seuls-en-scène… par jour, se succédant les uns aux autres du matin tôt au soir tard dans chacune des innombrables salles dispersées dans et hors la ville.

Impossible, bien évidemment, de tout voir. Et choisir n’est pas simple. Soyons donc quelque peu chauvin et jetons un coup d’œil sur l’essentiel de la production belge en migration provisoire dans le Sud de la France.

Du côté du In

Le metteur en scène suisse Milo Rau est installé à Bruxelles et a créé chez nous La Reprise, une représentation d’un crime homophobe qui eut lieu à Liège. Il y montre, avec un mélange de comédiens professionnels et amateurs, la violence stupide. Il y démontre, réflexion et jeu à l’appui, l’impossible représentativité de cette inhumanité au théâtre tant elle dépasse le spectacle.

Anne-Cécile Vandalem, avec  Articque propose une fable écologique. Malheureusement son projet particulièrement ambitieux avec un décor époustouflant se laisse dévorer par la technologie (usage systématique de micros, projections vidéo, éléments surdimensionnés d’un certain fantastique…) et le message fait naufrage.

Le jeune danseur Jan Martens trace son auto-portrait dans Ode to the Attempt (Ode à la tentative) en montrant comment il travaille et crée. Artiste associé aux Halles de Schaerbeek, Claudio Stellato révèle un cirque d’aujourd’hui. De son côté, Ivo Van Hove qui a adapté un roman de Louis Couperus sous l’intitulé Les choses qui passent, s’interroge au sujet de la transmission des angoisses, fantasmes, désillusions familiales.

Aux Doms et ses annexes

Depuis son achat par la Communauté Wallonie-Bruxelles en 2002, ce théâtre au pied des remparts, pas loin du Palais des Papes, s’est taillé une réputation particulière. Les professionnels – programmateurs et organisateurs de tournées – savent que les troupes belges invitées ont été sélectionnées et que la qualité est au rendez-vous.

Deux pièces exceptionnelles ont été à l’affiche. D’abord La Musica deuxième de Marguerite Duras. Deux comédiens hors norme s’y affrontent dans des personnages en train de tenter de comprendre pourquoi ils ont divorcé. La mise en scène de Guillemette Laurent leur permet de mêler subtilement les protagonistes de la fiction et la réalité de leur travail d’interprétation. Le spectateur se voit alors confronté aux mécanismes mêmes qui font que le théâtre exerce sa fascination.

“J’abandonne une partie de moi et je m’adapte” par le groupe Nadla © Hubert Amiel

Même impression avec J’abandonne une part de moi que j’adapte de Justine Lequette. Partie d’un documentaire vérité de Jean Rouch et Edgar Morin sur le bonheur, daté de 1961, elle élabore un spectacle inusité. Cela commence comme une parodie du tournage d’époque et puis vire vers l’interrogation actualisée de ce qu’est le bonheur aujourd’hui. Et cela débouche sur deux axes. D’abord, une démonstration fort drôle de l’inanité des sondages, des enquêtes psycho-sociales, des débats télévisés contraints à la superficialité du spectaculaire et de l’efficacité audimat. Ensuite, c’est le constat que maintenant comme avant nous ne savons pas davantage être heureux. Le quatuor d’acteurs y fait montre d’une virtuosité étonnante car ils jouent des tas de rôles, endossent des comportements innombrables, pratiquent une autodérision salutaire.

L’herbe de l’oubli de Jean-Michel D’Hoop est vraiment du théâtre document. C’est une évocation de la catastrophe de Tchernobyl mêlant d’impressionnantes marionnettes plus grandes que nature et des comédiens. Une manière imagée et sensible de nous rappeler les dangers du nucléaire. Ce sont encore des marionnettes qui animent Bon débarras !, une pièce destinée au jeune public, qui raconte l’histoire d’enfants de différentes époques à travers leurs jeux sous un escalier d’immeuble. La scénographie montrant simultanément intérieur et extérieur du lieu stimule la perception du public de cette traversée de l’évolution des mœurs au XXe siècle.

Marie-Aurore D’Awans, soutenue par la guitare de Malena Sardi, s’empare du roman de Pas pleurer de Lydie Salvaire. À elles deux, elles évoquent 1936, quand l’Espagne bascule d’une révolution populaire au fascisme franquiste. Elles tissent finalement avec énergie un récit qui mène vers l’espoir. Plus expérimental, Mal de crâne oppose le personnage de Mac Beth et celui d’Eminem, éminent rappeur contemporain. Un texte complexe, un affrontement entre culture traditionnelle et hip-hop remuant.

Alliance du cirque, de la danse et de la poésie, Burning (Je ne mourus et pourtant nulle vie ne demeura) traite du burnout. L’acrobate Julien Fournier se heurte à un univers où on doit accomplir des tâches  absurdes avec des objets ; la voix de Laurence Vielle dit des poèmes, raconte des anecdotes ; la vidéo projette des statistiques, des infos, des images et enflamme les caisses en carton du décor. Toute la souffrance du travail contraint jusqu’au stress suscité par la rentabilité aveugle s’y trouve rendue palpable. Combinant des musiques antagonistes de George Gershwin et de Mauro Lanza, la chorégraphie Inaudible de Thomas Hauert fait merveille pour mettre en valeur la jubilation de danser.

À l’Épiscène

Nouveau site dédié au théâtre belge, mais privé cette fois, L’Épiscène accueille d’abord un classique, Jacques le fataliste de Diderot. Deux comédiens complices, Patrick Donnay et Jean-Pierre Baudson mis en scène par Jean Lambert, s’en donnent à cœur joie.

Au contraire, Mute est un spectacle muet. Pas vraiment du mime, non, une présence qui joue de son corps pour évoquer une tranche de vie sur une bande son omniprésente et ponctue sa performance de bruits, onomatopées, borborygmes divers. Laurent Dauvillée et son metteur en scène montrent une solitude, des moments d’existence vécus.

C’est pour rappeler un moment difficile des cantons autrefois appelés rédimés que Serge Demoulin a écrit et joue Le carnaval des ombres. À travers le festif des périodes d’avant carême, il convoque des personnages qui ont connu et subi l’annexion des contrées de l’Est et se sont vus embarqués de force dans une ‘collaboration’ inepte. En équilibre précaire entre le divertissement plaisant agrémenté de ses rythmes martelés au tambour et l’aspect dramatique  d’une culpabilisation latente de plusieurs générations, l’acteur fait passer le message de la pacification.

Magali Pinglaut interprète le roman de Véronique Olmi Au bord de mer. Une mère célibataire sans ressources emmène ses deux gamins à la côte. Son monologue est celui d’un désespoir absolu. Il révèle un parcours de déchéance, de fragilité tant physique que mentale. La comédienne assume cette descente aux enfers avec un maîtrise totale qui nous mène vers l’inévitable et nous ramène vers ces faits divers si tragiques dont les journaux nous font part si souvent dans ce monde d’inégalités sociales et intellectuelles en croissance constante. Autre seule-en-scène, Hélène Firla, sous la direction de Philippe Sireuil, donne une remarquable interprétation du personnage de Bardamu dans les premiers chapitres du Voyage au bout de la nuit de Louis-Ferdinand Céline.

En quatre étapes, Christine Delmotte et ses cinq comédiennes retracent une part de l’évolution du féminisme sous le titre explicite de Nous sommes les petites filles des sorcières que vous n’avez pas pu brûler ! Des suffragettes du début du XXe siècle jusqu’aux « Femen » d’aujourd’hui, en passant par la revendication en faveur de l’avortement des années 70, par la récente attribution du Nobel à une jeune Pakistanaise en lutte pour la scolarisation des filles. L’aspect didactique est allégé par des chansons et de la malice ce qui le rend d’autant plus efficace.

Du côté de l’humour, Bruno Coppens présente Loverbooké, son nouveau seul-en-scène pimenté des jeux de mots dont il accumule le nombre pour le plaisir de s’amuser avec la langue. Puis Otto und Helmut, documenteur (comme on dit maintenant) c’est-à-dire biographie fictive, dans ce cas-ci de deux performeurs dont  Jean-François Beurer et Aurelio Mergola alignent les sketches avec un sens aigu de l’absurde.

Ailleurs en off

Évitons prudemment Faites l’amour avec un Belge, spectacle qui revient à chaque festival avec sa même veine un peu populiste. Habitué aussi, le duo liégeois des Sullon est de retour mais avec une nouvelle production. Plus belge la vie (épisode 2) dont les recettes sont les mêmes, c’est-à-dire une accumulation de jeux de mots. Parmi ceux qui reviennent encore, allons plutôt rire avec Pierre Mattues qui donne un cours d’autodérision fort drôle : La Belgique expliquée aux Français. En vrac : les accents, le vocabulaire spécifique, les institutions, l’histoire, les célébrités, etc… Ou allons plutôt vibrer avec AkroPercu et son quatuor musicien qui allie virtuosité et sens aigu du gag. Un concert avec mimes qui ne perd jamais son dynamisme et renouvelle sans cesse ses trouvailles rigolotes.

Au Verbe fou, théâtre permanent à Avignon dirigée par Fabienne Govaerts qui anime la Clarencière à Bruxelles, accueille une jeune troupe liégeoise pour une démythification du nazisme : Mein Kampf, une farce de Georges Tabori. Un pari osé qui s’avère opportun. Ailleurs, co-produit par l’Atelier Théâtre Jean Vilar de Louvain-la-Neuve, Les mandibules de Louis Calaferte est une charge contre la société de consommation. Que faire lorsqu’on est une famille qui dévore sans cesse tout ce qui se mange et que la viande vient à manquer dans le circuit économique ? La farce est drôle, incisive et d’actualité même si elle fut écrite en 76.

Vincent Pagé est un humoriste. Dans Tronches de vie, avec la sienne flanquée d’une paire de lunettes à dimension de hublot, il fait un tour caustique du côté d’événements plus ou moins ordinaires comme la pèche aux canards des champs de foire, le renouvellement de la carte d’identité, les étapes d’une vasectomie, la fusée Wallonia qui aurait pu emmener des gens de chez nous sur la lune, la visite périodique au parc à conteneurs… Manon Lepomme est aussi humoriste. Elle affirme : Non, je n’irai pas chez le psy ! L’occasion de parler du métier de prof, du régime, de la maladie d’Alzheimer, des femmes, avec une dose non négligeable de dérision. La performance de Samuel Tits, autre humoriste belge, est de monter un spectacle sur les jumeaux et d’être seul sur le plateau de Confusion. Tandis qu’un petit nouveau, le namurois Félix Radu, à l’allure de potache qui adore faire des blagues à ses profs, propose Les mots s’improvent (sic). Il pratique un humour intemporel qui s’attache au langage, ce qui ne l’empêche pas d’aborder des sujets graves. Et enfin, ne pas oublier notre boulimique de scène et de radio qui revient avec son inénarrable et inusable Alex Visorek est une œuvre d’art.

Jetlag est sans parole mais agrémenté d’une bande son très précise. La pièce explore des situations rencontrées par tous les passagers qui passent par des aéroports. Autant dire pas mal de gens. C’est une observation souriante à travers laquelle remontent des tas de souvenirs de vacanciers, le tout mis en valeur grâce à un décor mobile qui reprend des morceaux de carlingue. Guère de paroles non plus chez Benoit Créteur et Bernhard Zils des Six Faux Nez dans un duo au titre alambiqué Hâ(r)me. Ils y ressuscitent des clowns un peu pathétiques qui ne contrôlent plus les histoires qu’ils racontent avec humanité et virtuosité, avec conviction et une pointe de nostalgie. Pour parler de solitude, nul besoin de paroles dites. C’est ainsi que Luc Brumagne du Théâtre de la Communauté de Seraing interprétera en haute sensibilité Monsieur, un artiste isolé, reclus dans un petit univers étroit, qui tente de meubler son temps du mieux possible, qui semble rejeté par autrui, qui dévoile ses fantasmes de la reconnaissance publique de sa différence.

Trance est un spectacle de danse. Nono Battesti et sa compagnie insufflent une dynamique constante d’échanges entre danseurs, chanteuse, musicien. La chorégraphie évolue entre deux axes : la rigidité urbaine et la liberté de la nature, entre réalité et fantastique.

Dans la catégorie seul-en-scène sans être à catalogué « humoriste » même s’il est comique, Fabrice Adde se lance dans une démonstration du travail d’un comédien. Sous prétexte d’une conférence à propos de la prise de parole en public, dans 14 juillet, il insère une mise en abyme dans laquelle il est simultanément et successivement lui-même et un personnage, accessoirement ce personnage jouant un autre personnage. Cette réflexion active sur l’essence et le rôle du théâtre révèle à la fois une passion et un fonctionnement. Le Trait d’union de Jérôme Kerbusch traite en comédie le problème de la boulimie et de l’obésité chez les ados. Ce monologue suscite autant le rire que la pensée.

“Exodus” par le Théâtre d’un Jour © Philippe Van Bossche

À ne pas manquer lorsqu’il tournera en Wallonie-Bruxelles : Exodus. Un spectacle choc qui emmène une poignée de spectateur dans l’exiguïté de l’arrière d’un camion pour parler de migrants. Par un fils de migrant (Patrick Masset), un migrant d’aujourd’hui (Hussein Rassim) pour ce qui en est de la part autobiographique. S’y ajoute une comédienne (Victoria Lewuillon) pour d’autres interventions. Le spectacle est court, dynamique, didactique, interpellant. Un conte débute la représentation en en donnant la ‘morale’. Un récit de famille émigrée au Canada ramène au vécu, de l’adaptation et l’intégration jusqu’au retour vers la Belgique avec la nostalgie ressentie par les enfants nés entre-temps. Des vidéos, des dessins animés, une marionnette et Elvis Presley chantant le besoin d’accomplir ses rêves constituent les éléments qui cernent le problème des migrants sous toutes ses faces.

Il faudrait encore citer Vous avez dit Broadway ? où Antoine Guillaume et Julie Delbart racontent et chantent l’histoire de la comédie musicale. La chorégraphie Anima Ardens propulse onze danseurs dans une performance quasi chamanique sous la direction de Thierry Smits. Une parodie de Shakespeare à la belge, L’être ou ne pas l’être est un délire à partir de l’idée que le célèbre auteur anglais a été séquestré par un de ses royaux personnages et que d’autres sortis de plusieurs de ses pièces complotent pour le délivrer. Garanti déjanté au possible.

Tous les Belges programmés cette année à Avignon ne se trouvent pas dans ce panorama. Mais ceux qui y sont démontrent à foison que le spectacle vivant en nos contrées n’est pas là de rendre l’âme puisque, au contraire, il conserve bien la sienne.

Michel Voiturier