Emile Verhaeren, Poésie complète 10 – Les forces tumultueuses – La multiple splendeur, édition critique établie par Michel Otten, avec la collaboration de Laurence Boudart. AML éditions, 2016.

Les forces tumultueuses

Il faut rappeler que ce recueil fait suite aux Villes tentaculaires (1895), qui, dans le cycle social, met l’accent sur la laideur, le danger des cités modernes. En 1898, la pièce Les Aubes, offre une vision davantage orientée vers le futur.

Deux poèmes intitulés Sur la mer encadrent le recueil. Toute la vie est dans l’essor, nous est-il dit.  L’Océan est le réservoir infini des possibles. Et ailleurs: Je ne puis voir la mer sans rêver de voyages.

Tout d’abord, le symbolisme des forces incarnées: l’Amour. La révolte et la violence. Les Maîtres. Les Moines, détenteurs du savoir. Les Femmes, l’érotisme.

Viendront ensuite Les Villes, ambivalentes , célébrant la domination de l’Europe sur le monde, ne cachant pas les buts lucratifs de l’expansion coloniale, tout en insistant sur l’œuvre civilisatrice. Le poème La Science est franchement antithéologique: le savant devient le dieu moderne. On y notera, en parallèle, le passage à une métrique rigoureuse. C’est donc le culte de la Nature sous toutes ses formes. Les Cultes opposera le divin à la raison; Les cris de ma vie, lui, pratique un lyrisme interne, proche de la confession: une race favorisée par la nature, le culte de la volonté, de la nature et de la technique. Toute la joie est dans l’essor.

La métrique: nous avons ici des vers libres, avec une préférence pour les mètres pairs, où les alexandrins sont majoritaires. On y trouve aussi, isolés, des quintils, des distils. Au fil du temps, on assistera chez lui à une classicisation de la langue française, qui n’est pas sans engendrer un certain appauvrissement.

Il faut rappeler, au niveau de la réception des Forces tumultueuses, que le 5 janvier, aura lieu la rencontre avec George Dehmel, qui se fera, avec Stefan Zweig, le grand diffuseur de Verhaeren en Allemagne. Ces contacts seront malheureusement rompus avec la déclaration de guerre.

La Multiple splendeur.

La parution du recueil date de 1905-1906. Il est dédié à Eugène Carrière, dont la pensée, comme celle de Rodin, dédicataire du précédent recueil, est proche de l’auteur. Il propose une morale basée sur l’admiration des hommes nouveaux et de ceux qui les célèbrent. Il va prolonger la thématique des Forces tumultueuses.

Une éthique de vie qui débouche sur l’amour universel. Mais la voix de Verhaeren se fait ici plus contemplative de l’ordre de l’univers, avec un panthéisme qui proclame l’unité du monde. Une sagesse méditative, comportant moins de virulence anticléricale. On assistera d’ailleurs à une évolution semblable chez Lemonnier et Maeterlinck.

Admirez-vous les uns les autres: il s’agit bien d’aimer la vie par-dessus tout, d’établir une fraternité sans limites. Admiration féconde de la nature, des prouesses techniques, méfiance vis-à-vis de l’argent. Il citera Vandervelde, célébrera les travailleurs manuels. Et Verhaeren entreprendra des séries de conférences  débordant d’optimisme.

Quant à la langue et la métrique, son opinion est claire: le poète doit trouver sa forme en lui-même, tout peut devenir admirable par l’amour. Une théorie qui convient bien à l’optimisme rayonnant dont il est alors pénétré. Le recueil comportera 22 pièces, dont cinq avec une forme régulière. Cela lui permet de ménager des effets de surprise, d’imprévu, pour retracer l’ordonnancement du monde. Tout le recueil vit d’une vie frémissante et furieuse, écrira Lanson.

A la page 203, dans Les Cultes, il explique que les Dieux sont assez vieux pour n’en faire plus qu’un – mais cela n’empêche qu’il donne une majuscule aux dieux. Un poème d’une inspiration un peu semblable, Les Baptêmes, avec leur ton semblable, l’allure d’un conte religieux – mais il y a aussi l’ombre de l’évêque.

A la page 261, resurgit sa méfiance envers la nature, et, à la page 267, le sentiment exacerbé de sa valeur intellectuelle, ave un bémol sur la science.

Un beau texte, à la page 283, Sur la mer, qui se termine en apothéose, un peu comme un coucher de soleil de Claude Lorrain.

L’enthousiasme reparaît à la page 393, dans Les rêves; et c’est un texte superbe, Plus loin que les gares, le soir, page 397, qui aurait pu servir de conclusion à l’ensemble, sans qu’il se doute déjà de la catastrophe qui allait survenir.

Les mêmes remarques que nous avons faites pour les autres volumes de la collection conviennent particulièrement à celui-ci, que l’on peut considérer comme l’apothéose de l’œuvre du poète, celle qui, sans doute, concourra le plus à sa renommée internationale, et restera imprimée dans l’esprit des lecteurs, par son enthousiasme, son optimisme. Comme chez Victor Hugo, c’est comme l’emblème d’une époque qui va, hélas, par la folie des hommes, sombrer dans un déclin irrémédiable.

Joseph Bodson