Eric Brucher, Colombe, roman, éditions du Sablon, 2020, 176 pp.,

Une épigraphe d’Olive Schreiner qui se révèle très parlante: Les barreaux du réel sont si serrés que nous nous y cognons les ailes, à peine ouvertes, celles-ci retombent ensanglantées. Mais si nous parvenons à nous glisser entre les barreaux, nous pénétrons dans ce grand territoire inconnu où nous pouvons planer à tout jamais dans l’azur éclatant, sans rien voir d’autre que nos ombres.

Et le roman enchaîne directement sur le même ton, avec les mêmes harmoniques: Parfois je voudrais boire le ciel entier Son air glacial est transparent et très pur. Il faudrait qu’il entre en moi pour être remplie et disparaître. Et nous aurons ainsi, en alternance, ces élans vers l’infini, l’absolu, une quasi-extase par intermittences, assez voisine de celles dans lesquelles vécurent les mystiques, Jean de la Croix, Thérèse d’Avila. Mais ici, pas nécessairement, pas toujours, religieuses. Des proches de la petite fille, de la jeune fille, de la jeune femme, bientôt, exerceront une certaine influence: la mère, incomprise, mal-aimée, certains professeurs, des philosophes connus par leur entremise…tout est aliment à ces extases, comme bois sec pour  une flambée.

L’auteur pénètre au plus profond la mentalité, les problèmes de cette jeune fille, presque jusqu’à s’identifier avec elle. Ecoutons-la donc, p.17: Je vois bien ma maigreur, ne suis pas si étourdie de croire qu’elle est sans gravité.

Du moins, est-ce le bon mot? Je me libère peu à peu  de la soumission à la pesanteur, cette force d’abaissement. Quel paradoxe de voir ma légèreté peser. Je me voudrais si légère que le moindre souffle m’emporte dans les airs. (…)

Les gens vous disent-ils que vous possédez des ailes?

Mon âme est colombe, mon secret, c’est le premier oiseau du monde. Je porte le désir qu’elle s’envole. Ouvrir la cage, lui frayer son passage à travers le roncier qui l’enserre.

Je ne veux pas de camisole. Je ne veux pas être soignée d’être humaine.

En pourrait-il aller autrement quand on s’appelle Paola-Paloma, et que l’on a pour mère une Arielle? Même si cette Arielle ne trouve pas toujours les gestes qu’il fallait…

Oui, c’est une peinture vraiment éblouissante par sa justesse d’une enfant surdouée, et déchirée par la poussée de ces ailes qui  tardent  à venir. Le reste du cycle, bien sûr est connu: l’anorexie, le dépérissement, la consomption. Une sorte de brûlure par l’intérieur qui consume l’être tout entier, jusqu’à n’en plus laisser que des cendres. Avec ces rêves d’infini, d’absorption dans l’azur, l’au-delà du mur de la caverne, le surpassement du trop humain de Nietzsche.

Et l’on finit par s’identifier à Antigone, à Ariane…même si le monstre guette au fond du labyrinthe. Antigone, sa soeur en dissidence. L’impression d’être enfermée dans un tombeau. Le souhait insensé de briser la gangue, de s’envoler dans l’azur. Notons encore une fois, au passage, l’allure remarquable du style d’Eric Brucher, qui s’adapte parfaitement à la personnalité de son héroïne. Des phrases parfois brèves, haletantes, mais qui finissent par déboucher sur des coulées presque mystiques. Des paysages de neiges éternelles, un froid vivifiant, mais qui glace le souffle et finit par gêner la respiration.

Et la mer, elle aussi vivifiante, et porteuse d’absolu…Mais à présent, il lui manque la bonne main du père disparu.

Et puis, après l’épreuve, la clinique, la rencontre  d’Adèle, une autre elle-même, mais en plus dur encore. Et l’acceptation, le retour à la santé. Alors que l’on ne l’attendait plus. Qu’on ne l’espérait plus. Tous ceux et celles qui ont pu sortir d’une dépression profonde et longue ont connu cette impression, d’être dans un tunnel sans fin, et puis, brusquement, d’apercevoir la lumière. Non point une lumière surnaturelle, mais une lumière toute simple, toute modeste, celle de la vie quotidienne, acceptées et remplies avec plaisir. Le service des autres. La prise en mains de la réalité. Nous voilà bien loin du froufrou des ailes éternelles, ce que l’on tient en main, à présent,  c’est le bois rugueux et noueux du quotidien.

Le style aussi de l’auteur s’adapte à cette autre réalité, ses fait plus simple, et comme accommodant, pour revenir aux objets, aux gens, de la vie quotidienne. Peut-on jamais concilier les deux? Pas entièrement, sans doute. On ne peut vivre avec un pied dans le rêve, et l’autre dans la réalité. Mais on peut toujours mêler un peu de la levure du rêve à la farine de la réalité.

C’est un maître-roman qu’Eric Brucher nous a présenté là.

Joseph Bodson