Eric Orsenna et Bernard Cerquiglini, “Les mots immigrés”, Paris, Stock, 2022, 132 p.

Eric Orsenna et Bernard Cerquiglini, l’académicien et le professeur des Écoles qu’il ne faut plus présenter, se sont adonnés récemment à un exercice à quatre mains de littérature divertissant et grave, consacré à ce fait majeur de la langue française, les emprunts aux langues étrangères.
Venu au jour en ces temps d’élections présidentielles françaises où les mots ont compté plus que l’intelligence des idées, l’ouvrage est en prise avec la conjoncture et, sans prendre le ton de la polémique mais ne craignant pas d’égratigner juste qu’il faut, s’affirme résolument engagé.

Il reprend le débat télévisé ayant opposé sans merci, au vu et au su de quarante millions de téléspectateurs, les finalistes de l’élection présidentielle de 2022, pour prétendre l’interrompre, de façon spectaculaire et inattendue, sur une grève générale protestataire des mots utilisés dans la confrontation comme autant de sujets outrés par le sort que la tenante du camp de la France identitaire, « ennemie de la diversité du monde », leur a réservé envers et contre toute vérité linguistique : celle de « l’apport irremplaçable des mots immigrés ». Des manifestations s’ensuivent, répondant au mot d’ordre lancé par l’AMI (Association des mots immigrés), fondée, nous explique-t-on, en 1936, lorsque les plus beaux mots de la République espagnole trouvèrent refuge en France. Le Conseil constitutionnel, saisi par les grévistes (et bienveillant), gèle aussitôt la procédure électorale. D’ici le jour du vote qui devra trancher, chaque soir, avant le rendez-vous des journaux télévisés, un créneau de vingt minutes (gracieusement offert par Nagui, présentateur talentueux de « N’oubliez pas les paroles ») se verra réservé à la défense de la cause des mots immigrés en grève.

Que penser, en effet, d’une grève des mots de la langue, sinon que, au total, il n’existe plus de langue (ni a fortiori de langage) pour exprimer quoi que ce soit dans l’arène publique (ni d’ailleurs privée), sinon l’indigence d’un échange dépossédé de ce qui le fonde ? Et les deux compères de se faire les avocats des grévistes dressés contre « les maux identitaires » devenus enjeu électoral, entendant faire comprendre à une France séduite et réconciliée que son héritage, à l’instar de l’intégrité de ses excellents vins, ne réside pas dans une quelconque et stupide identité d’âme et de langage, mais bien dans la diversité des legs qui ont contribué à bâtir celui-ci.
Ainsi de sa langue depuis les temps des Cavernes qui nous ont laissé en souvenir le mot caillou, jusqu’à celle du XXIe siècle en passant par la langue souche celtisée, – celle des Gaulois, ces Celtes venus à migrer cinq siècles avant J-C, enrichie des deux latins (le robuste gallo-romain et le latin classique) –, par le francique de Clovis et de Clotilde, le grec et l’arabe passionnés de science, la langue d’amour de l’occitan et l’initiation italienne au bonheur. Jusqu’en 1960, c’est à l’italien que le français aura emprunté le plus, au point que déjà s’insurge, en 1578, l’humaniste Henri Etienne contre les emprunts sans nécessité). S’ajouteront l’anglais (vecteur des idées et du vocabulaire politiques venue de l’Angleterre des Lumières, bien loin du globish réducteur de nos contemporains), les autres langues voisines et peu ou prou toutes les langues du monde, jusqu’aux plus inattendues, sans compter les dialectes et les langues de terroir.

Bref, tous les mots de la langue française, à laquelle ont donné leur nom les Francs en maîtres organisés qu’ils étaient, sont des mots immigrés. Il n’y aura eu que le Grand Siècle pour s’en inquiéter à grand renfort de grammairiens et de commentateurs, mais Molière déjà aura pris ses distances…

Ceci nous amène à un plaidoyer vigoureux où l’anthropologie touche à cette nécessité advenue spécifique qu’est l’écologie de la langue, (en faveur de laquelle déjà plaidait en 1980 en Belgique Albert Doppagne), laquelle ne peut que nous alarmer au même titre que les atteintes au climat et à à l’environnement, dès lors que nous savons les langues également mortelles, si menacées que les derniers siècles en ont vu disparaître irrémédiablement…

Telle est la portée de ce livre passionnant et qui compte bien aussi divertir son monde en l’instruisant, frais comme un printemps d’après les confinements : dénoncer les préjugés grossiers des programmes anti immigration  qui ont cours aujourd’hui dans les surenchères politiques et le déni du réel agité avec désinvolture par les thuriféraires des politiques identitaires. Il les déconstruit avec un humour aussi pertinent et efficace qu’il ne se dément jamais, tant nos deux humanistes avec courage se montrent soucieux de rétablir la France républicaine dans sa meilleure tradition d’ouverture. Car « nul n’est plus ennemi des mots, de la diversité et de la liberté des mots qu’une dictature ! », avertissent-t-ils.

Philippe Cantraine