Franck Doutrery, Sous l’Empire des mots, EME éditions

Déjà, en son temps (1923), Ferdinand Brunot étudiait en grammairien les interrelations entre La Pensée et la langue. Si, par-delà le volet strictement linguistique, on abordait aussi d’autres aspects tels que les aspects sociologiques, p. ex., on pourrait peut-être parodier le grammairien en réinventant l’adage « dis-moi qui tu fréquentes… » en ces termes : « Dis-moi comment tu parles (et écris), je te dirai comment tu penses. » C’est ainsi que Franck Doutrery s’entend, lui, à décrypter nos tics de langage, à débusquer derrière les propos que nous tenons ou qui nous sont tenus les procédés de séduction qu’utilisent souvent les hommes publics (hommes politiques, journalistes…) pour arriver à convaincre. Mais ces derniers ne sont pas les seuls. Si vous voulez comprendre de quelle manière nous pouvons être manipulés, parfois même à notre insu. je ne peux que vous conseiller la lecture du dernier ouvrage de Franck Doutrery, Sous l’empire des mots. Un régal.

Franck Doutrery est le pseudonyme littéraire de Maurits Van Overbeke, professeur émérite à l’Université catholique de Louvain, où il enseigna la linguistique. Dans cet ouvrage, Sous l’empire des mots, qui fait suite à Ces mots qui nous mènent (2017), Franck Doutrery décortique, avec humour et bonhomie (bonhomie peut-être feinte), nos coutumes langagières, mettant en évidence leur constante évolution.

La quatrième de couverture est on ne peut plus explicite :

« Scribe accroupi des temps modernes, l’auteur dépeint l’actualité sous l’angle des mots qui l’expriment. Que ce soit en politique, religion, sport ou médias, il perçoit l’écume des jours à travers les lunettes filtrantes du vocabulaire qui sert à l’évoquer. C’est que le choix des mots ne relève pas seulement du besoin de dire le réel, mais aussi de l’enjoliver ou de le ternir selon l’idéologie dominante du moment. Quand on en retrace l’origine et la transformation, on se rend compte qu’ils servent autant à décrire le monde qu’à le mettre en perspective, autant à le représenter qu’à l’orienter. C’est en cela qu’on parle et qu’on pense sous l’empire des mots. »

Et ceux qui l’ont déjà lu quelquefois sur sa page Facebook (https://www.facebook.com/franck.doutrery) retrouveront avec joie ce florilège qui rassemble ses meilleurs papiers.

Pour ceux qui le pratiquent, ce qui frappe en premier lieu, c’est l’ironie quelque peu narquoise qui sous-tend tous ses propos. Mais le détachement souriant qu’il affecte est toujours bienveillant. Toutefois le linguiste – l’étymologiste, le sémanticien, l’historien de la langue… – et le fin lettré, dont l’érudition réelle n’est jamais prétentieuse, nous conduisent, presque à notre insu, à un décryptage inattendu de nos façons de parler. Écoutons-le encore :

« Contrairement à l’approche spontanée du rapport entre la pensée et le langage, les mots n’ont pas seulement une fonction reproductrice des idées et des choses, mais ils président à la conception même de celles-ci, dans la mesure où c’est d’abord le vocabulaire disponible qui structure l’expérience des locuteurs. Les mots ne les suivent donc pas comme des outils mais les précèdent comme des éclaireurs. C’est sous leur empire qu’on parle et qu’on pense. Le linguiste propose une relecture de l’histoire et de l’actualité par le prisme des mots employés pour décrire les événements. Il en analyse l’évolution et l’usage en fonction des modes de pensée. Organisé par thèmes, tels que la politique, la religion ou encore les médias, l’ouvrage revient par exemple sur les termes peuple, puzzle, dégagisme, plafond de verre et carabistouille. »

Évidemment, l’auteur dépiste avec délectation – et en priorité – les tics langagiers des hommes politiques, voire des journalistes. Dans la foulée de l’abradabrantesque chiraquien ou de la bravitude de Ségolène Royal, il aborde, entre autres, des expressions telles que : en même temps (Emmanuel Macron), la pudeur des gazelles (Jean-Luc Mélenchon), les termes à la mode tels que disruptif/disruption, influenceur…, les néologismes impuissanter (Macron), gratuiser (Anne Hidalgo)…, les anglicismes tels que bullshit, fact checking… Mais encore, toute l’actualité y passe : celle des gilets jaunes, des tracteurs (distributeurs de tracts), de la punchline, etc.

Ceci n’empêche nullement l’auteur de faire des références à l’histoire de la langue, à l’histoire tout court. Et toujours avec cette nuance douce-amère qui souligne en permanence la relativité de nos convictions le plus ancrées en nous. Franck Doutrery, qui a déjà une longue vie derrière lui, nous invite ainsi à parcourir le siècle écoulé, de la seconde guerre mondiale à nos jours. L’éducation religieuse dans laquelle il a été baigné surgit çà et là avec toute la distanciation que l’expérience lui a permis d’avoir. Pour les gourmets, certaines pages apparaissent comme des morceaux de bravoure particulièrement savoureux, qu’il convient d’apprécier au deuxième degré, voire au troisième. Je pense, par exemple, au chapitre intitulé, Il est né le divin walad (pp. 133-135) où l’auteur revisite en un savoureux sabir franco-arabe le récit de la Nativité.

Parfois, nous avons droit à d’authentiques tranches de vie particulièrement réalistes : celui qui a passé une journée (ou une nuit) au service des urgences dans un hôpital se reconnaîtra dans le récit intitulé Chambre commune ou lorsque l’auteur rend hommage Aux anges hospitaliers.

C’est que le talent de Franck Doutrery est très protéiforme. Après cette modeste mise en bouche, résisterez-vous à la tentation de déguster ce bel ouvrage ?

Guy Belleflamme

 

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