Couple de Françoise Duesberg     roman   éditions academia    (Octobre 2020, 20 euros)

La « vie de couple » paraît être celle de « Monsieur et Madame Tout le Monde ». Il n’en est bien sûr rien, chaque individu comptant non seulement pour chacun de ses gestes mais est aussi conditionné par le vécu non commun, à commencer par les racines.

Un couple vu de l’extérieur par un enfant à posteriori par rapport aux évènements communs propres à ce dernier et regardé avec un regard devenu adulte donne-t-il une exacte image leur réalité ? La romancière, à partir de bribes d’informations, de souvenirs lointains, de photos et de cassettes, nous en propose un scénario de vie plausible, sans doute le mieux qu’on puisse faire à partir d’une sorte de huis clos : « Quand ils racontaient un évènement, heureux ou douloureux, mes parents ponctuaient le récit de repères temporels et météorologiques qu’ils avaient soigneusement notés. Ces balises concrètes, objectives étaient leur façon d’endiguer tout épanchement sentimental. La narration prenait des allures de procès-verbal. Les faits, rien que les faits ».

Les émotions se font questionnement à tenter le scénario possible, sorte de caméra cachée à vouloir être là, présente quand l’auteure narre ou imagine.

Idéalise-t-on quand on écrit ? Et surtout quand on rêve d’un souvenir mi-inventé ou mi-réel ? :

« Une lettre de mon père écrite quelques semaines plus tard évoque cette balade du 12 octobre. Si rien ne permet de croire à un premier baiser, il apparait clairement que c’est ce jour là qu’ils se sont déclarés l’un à l’autre ».

Dans cette narration où le texte a force de quotidien, même un son ou un écho peut se faire « Madeleine de Proust » : « Dorénavant, toutes les sirènes de bateau lui briseront le cœur ».

Dans ce même ordre d’idées, l’interprétation de faits révélés par souvenir ou photo est-elle un leurre ? : « Dans un album est glissée une photo du mariage de ses grands-parents. Elle est rayée de longues griffures. Effet du temps ou d’une lacération malveillante ? »

Transparait dans le roman toute une vie sociale des époques relatées et parfois bien loin des clichés que l’on pourrait s’en faire : « Ils expliquent qu’ils n’ont pas d’autre choix que de travailler au Congo jusqu’à ce qu’ils aient mis assez d’argent de côté », quand le souvenir – écrit en italique – fait office de témoignage par courrier interposé.

Epoques rappelées, le décor joue son rôle à être précisé : « L’élégance et la mode sont la grande affaire au 30, rue de la Sauvenière. La confection des vêtements par Tante s’apparente à un processus de création artistique auquel Jacqueline est associée dès son plus jeune âge ».

Jouant son rôle dans l’intention de la romancière, le courrier de rappel ressuscite parfois des références traumatisantes : « Mais ce qui fera bouillir mon père quand il lira les lettres de ma mère après son décès, c’est sa fascination pour Mussolini et Franco » (il est précisé ultérieurement que Jacqueline change d’avis au contact d’André Blavier, responsable de la bibliothèque de Verviers).

Les rappels historiques peuvent être évoqués aussi bien à travers le port du béret pour les années 40 que les combats sociaux rappelés à la pointe du combat comme en 1759 avec la première grève des tondeurs de Verviers, alors et pour un moment ville « textile ». Idem pour ce qui concerne le travail des enfants : « Le travail est dur physiquement. Et dangereux. Freddy, du haut de ses dix ans, apprend à passer le revers de la main sur le tissu pour enlever les faux plis sans se faire broyer par le cylindre qui continue de tourner ».

Parfois l’auteur a ce souci de vouloir donner la parole à chacun ce qui, bien sûr, n’est pas évident quand « on » se souvient : « La sœur de Freddy et la grand-mère ne sont que rarement évoquées dans la cassette de souvenirs. Elles suivent le mouvement comme des ombres muettes, sans réagir. On voudrait voir Janine, jeune fille de quinze ans, se plaindre de ne pouvoir se laver les cheveux, tenter de dérider la famille par de joyeux bavardages. Ou la grand-mère gémir en wallon qu’elle est trop vieille pour subir ça ».

De temps à autre, il y a un amusant rappel à l’ordre à la narratrice de conserver une certaine « impartialité » (difficile puisqu’il y a forcément interprétation) : « Tu exagères, Françoise, me souffle au creux de l’oreille la voix de mon père. Oui c’était difficile, la peur encore plus que la faim. Mais tu oublies de dire que deux choses m’ont sauvé : les livres et les études ».

Les deux héros du roman ont le livre pour partage commun, même sans le savoir et à distance avec ce véritable symbole littéraire cité : « A la recherche du temps perdu » de Proust…

Le fil de la vie encourage et déçoit de temps à autre. L’histoire du couple se poursuit à travers aussi leurs animaux, les roses du jardin.

L’écrivaine, elle, sera peu comprise dans ses démarches premières mais ce sera pourtant elle qui, à l’instar de son optimisme, attirera l’attention de son père sur les dernières fleurs du jardin après l’arrachage des rosiers symbolisant le passage de toute une vie.

C’est un roman intime. On y croit. On le vit. On est parfois participant avec des souvenirs propres racontés par les générations aïeules.

C’est un vibrant hommage au concept même du « souvenir ».

Patrick Devaux