Giuseppe Santoliquido, L’Été sans retour, Gallimard, 2021.

Un drame de la jalousie, un drame aigu au sein des liens familiaux, là où le tragique se déploie avec le plus de force. Il a pour cadre Ravina, un village de la Basilicate, cette région de l’Italie dont il est peut-être bon de rappeler la situation entre les Pouilles et la Calabre, « tant sont peu nombreux, écrit l’auteur, les gens qui la connaissent ». Mais c’est moins la région qui intéresse Giuseppe Santoliquido que les gens modelés par cette région, des gens près de la terre, desquels il brosse de fabuleux portraits. En première place, il y a Pasquale Serrai, la cinquantaine, un paysan occupé « seulement par ses champs et son tracteur », comme le lui reproche Bianca, son épouse, une femme d’autorité, qu’il voudra, le jour d’une dispute, transpercer de son couteau, un geste de révolte de la part d’un être habituellement soumis. Il a une fille unique, Lucia, « la prunelle de ses yeux », comme il le répète à qui veut l’entendre. Le village comprend une autre famille intimement reliée aux Serrai, celle de la jeune Chiara dont la mère n’est autre que la sœur de Bianca, quoique les deux femmes soient très différentes, autant d’ailleurs que les deux cousines. Si Lucia est déjà une femme d’autorité comme sa mère, Chiara est présentée en termes poétiques : « Cette enfant était un parfait miracle. Elle paraissait venue d’ailleurs, d’un pays de poésie et d’enchantement. Quand on la voyait promener ses cheveux d’ange et son teint rose entre les sacs d’engrais et les tracteurs [son père tenait commerce de produits agricoles], on pensait à un lys égaré sur un tas de mauvaises herbes. » Malgré leurs différences, plus encore que des cousines, Lucia et Chiara se considèrent comme des amies. Et pourtant, c’est entre ces deux êtres que le drame se jouera, un assassinat sauvage, dont nous laisserons la découverte au lecteur. De cette tragédie, il y a un témoin, celui qui rapporte les faits au fil des pages, celui qui relate le long et redoutable cheminement de l’enquête jusqu’à son dénouement. De l’homme lui-même, tout compte fait, l’on sait assez peu de choses. On sait avant tout qu’à peine âgé de quinze ans, il a perdu son père et sa mère dans un accident de voiture et qu’il fut recueilli par la famille de Pasquale. On sait aussi qu’il est infirmier de profession, travaillant dans l’hôpital d’une ville proche. On sait encore que, durant le temps de l’enquête, il s’est éveillé à l’amour pour un homme, un jeune médecin venu habiter le village. Des rapports qui resteront platoniques, mais qui, une fois connus, déchaîneront contre lui une violence verbale rare et lui vaudront d’être mis au ban du village. On sait enfin qu’au moment des faits, en l’été 2005, il avait une trentaine d’années et que, lorsqu’il en a fait relation bien plus tard, il avait atteint l’âge mûr. Cet éloignement dans le temps – et même dans l’espace, car, une fois l’enquête terminée, l’écrivain-témoin aura quitté le village (d’où le titre) – a sur le lecteur un effet puissant et bénéfique, celui d’atténuer l’âpreté du tragique et d’en amortir le choc. De plus, il permet d’élargir l’horizon et ouvre à une réflexion que l’auteur intègre sans s’appesantir dans la trame même du récit. On en jugera par l’extrait que voici. Il se situe au moment de l’enquête où le procureur incite vivement Pasquale Serrai à dire la vérité : « D’ailleurs, (…) si l’on y regardait de plus près, même au sein de sa famille n’était-il pas un souffre-douleur, alors qu’il se brisait les reins de l’aube au crépuscule à cultiver ses champs, à soigner ses bêtes ? Et même si les injustices étaient inhérentes à la condition humaine, méritait-il de mener une vie pareille, oscillant constamment entre désespoir et résignation ? Méritait-il de passer la plupart de ses soirées et de ses nuits recroquevillé sur une chaise longue dans sa cuisine ? Ne méritait-il pas mieux que d’être condamné à la solitude dans un monde d’ingrats et d’indifférents ? » On épinglera dans ce passage les termes « condition humaine » évidemment, mais aussi toute une série de ses composantes : le travail parfois harassant, la souffrance, le mérite, le désespoir, la résignation, la solitude, l’ingratitude, l’indifférence. D’autres aspects de cette condition traversent le livre. Parmi les principaux : la culpabilité, la paternité, l’amour sous ses différentes formes, la société du spectacle – à travers la presse et la télévision qui s’emparent du drame, un des thèmes majeurs du livre -, et enfin le destin. On appréciera ce que l’auteur en dit avec, notons-le, une grande finesse d’écriture : « Le destin est une bête sournoise, il procède par touches légères, par strates infinitésimales, vous laissant accumuler mauvais choix et petites erreurs, vous autorisant à orienter le gouvernail de votre vie sur une longue suite de mauvais caps, puis, un beau jour, au lieu d’atteindre la destination tant convoitée, c’est le naufrage. Impossible de changer de trajectoire. » Quand on jette un regard en arrière sur ce qui n’aurait pas dû se passer, poursuit Giuseppe Santoliquido, le destin se caractérise par une suite de « si seulement » : « Si seulement Chiara n’avait pas grandi ! Si seulement elle n’était pas devenue belle comme un cœur (…) ! Si seulement le bellâtre de Ravina, n’avait pas emprisonné Lucia dans son image de jeune femme flasque et molle (…). » C’est ainsi que, plus on avance dans les pages, forme et fond – on pourrait dire aussi : finesse et substance – confèrent à ce livre une réelle grandeur.
Avec L’Été sans retour, son quatrième roman, Giuseppe Santoliquido a amplement mérité de figurer parmi les finalistes du prix Rossel 2021. Il avait déjà été finaliste du même prix en 2016 et obtenu une mention spéciale toujours du prix Rossel en 2012, sans compter les autres prix qui l’ont récompensé. Notons encore qu’il est l’auteur d’essais et de nouvelles.

Albert Macours