Isabelle Bielecki,  Les Déracinés,  Novelas,  2014

L’auteur nous propose, sous ce titre qui rappelle celui de Barrès, trois pièces de théâtre centrées sur le même thème : comment se situer psychologiquement entre la nostalgie brûlante de la terre  natale et la vie quotidienne, prosaïque, et culturellement très différente du nouveau pays qui vous a accueillis ? Rien n’est simple pour les personnages plongés au cœur de ce conflit intérieur et familial car il déborde constamment sur la vie du ménage, sur les rapports avec les autres exilés, sur les voisins même, sur tout ce qui est à la fois attirant parce que plus facile et déplaisant parce que fondé sur des valeurs fort différentes, moins nobles, croit-on.  Le retour au pays, en Pologne ou en Union Soviétique, n’apporte par ailleurs aucunement la paix, bien au contraire, il ne fait que réveiller les blessures, attiser les rancœurs, écarter davantage les uns des autres, ceux qui sont restés et ceux qui ont pris le large. Il semble que les hommes en souffrent plus cruellement que leurs compagnes, comme si leur histoire n’était jamais finie là-bas et que leur statut de héros, de combattant ou d’opposant leur avait procuré un surcroît de droit à la souffrance et à la reconnaissance. Et que dire des adolescents ? La fierté, l’envie de retrouver les vertus de leur race enfouie ou l’abandon aux tentations de l’Occident, aux invitations faciles ? Choix cornélien, que même leurs parents sont incapables d’orienter pour les aider à grandir. Cette problématique, souvent dramatique, car elle entraîne violence ou fugue, disputes fréquentes et climat de frustration, sentiment de culpabilité vis-à-vis de ceux qui ont choisi de ne pas trahir leurs origines, Bielecki nous la fait vivre à notre tour en écoutant les répliques souvent âpres, cinglantes ou poignantes de ses « déracinés ».

                 Là surgit aussi la contradiction inévitable : il arrive que l’un d’eux se mette à rêver d’une maison avec un chien couché dans la cuisine, de deux enfants qui parlent la langue d’ici… Ici, dans un pays libre, riche de nouvelles racines, où l’on s’exprime sans crainte, bien loin d’un rideau de fer qui a prolongé, là-bas, celui des camps, celui des goulags, celui des oppresseurs qui ont pris la place des envahisseurs. La langue d’ici enfin, qui permet à l’auteur de s’exprimer avec fougue et talent, mêlant le cri et la métaphore aux mots de tous les jours. Du Tchékhov, cite la préfacière  Marie-Ange Bernard, par son côté familier… Mais avec un engagement, une audace que l’auteur a dû apprendre et apprécier chez nos dramaturges et nos metteurs en scène. On ne vit pas sans rien retenir sur les terres franches de Hugo Claus ou de Jean Louvet…

                                                                  Michel Ducobu