Jean-Hubert Mabille, Le livre d’Emile, roman, éd. du Panthéon, 2021, 252 p., 19, 90 €

Une bien heureuse surprise: Jean-Hubert Mabille est enfin parvenu à se débarrasser de ses démons familiers, et nous livre un roman plus dépouillé, plus sérieux, exempt de ces jeux de mots, calembours et autres contrepèteries qui déparaient un peu ses précédents ouvrages.

En fait, il s’agit ici de ce que les Allemands appellent un bildungsroman, un roman qui raconte toute l’éducation d’un jeune homme, enfance comprise, dans un village pas très éloigné de Namur. Il nous prévient lui-même: à ne pas  confondre avec l’Emile de Jean-Jacques Rousseau; il n’y a pas de vicaire savoyard dans l’affaire. Roman, avec une part pourtant, si je ne me trompe, d’autobiographie: Emile a bien des traits, des idées de Jean-Hubert Mabille, de ses réactions devant les grands problèmes et les petites contrariétés. Mais il y a aussi un autre personnage, qui tient une grande place: Elise, sa mère, courageuse, placée devant une fin de vie difficile. Et aussi les frères et soeurs, les cousins, les voisins, les copains, les copines. En fin de compte, c’est le portrait, exact et fidèle, de toute une société, d’ouvriers, d’employés, au cours des trente glorieuses, un peu avant, un peu après aussi. Mais ne vous y trompez pas: ce n’est pas un ouvrage de sociologie. Il est vrai que Jean-Hubert Mabille a la fibre sociale très développée, il est journaliste, passionné de sport, de musique, et il en fait profiter son lecteur.

Il reste bien encore quelques scories, ainsi, dans le début du livre, ces noms, ces adjectifs qui s’avancent toujours par trois, comme une patrouille (les gendarmes, on le sait, c’est par deux). On peut bien sûr, le faire une fois ou deux, mais si c’est trop souvent, c’est à éviter: mieux vaut un seul terme fort, juste, bien adapté, bien amené par la construction de la phrase: il ne s’en portera que mieux. Evitions l’emphase, concentrons le tir.

Mais surtout, qualité essentielle, il y a chez lui une grande pitié, une grande compréhension pour ses personnages. Le plus souvent, il cherche à comprendre, plutôt que de condamner. C’est un milieu que nous avons bien connu, bien pratiqué, qui a ses qualités et ses défauts, comme tous les milieux. Les regrets sont un peu superflus, il ne reviendra plus tel qu’il était, mais une certaine nostalgie n’est pas à proscrire. Et puis, on se laisse entraîner par le déroulement de l’intrigue, et plus on avance, plus le style se fait tendu, nerveux. Tenez, un échantillon, pour la route. Il s’agit des derniers temps d’Elise:

Elle avait des pertes de mémoire, prémices de la terrible maladie désormais connue et analysée, mais toujours pas guérie. Elle brûlait des bougies sur la cheminée, parfois dangereusement, et se rendait, le dos voûté, au cimetière où reposait son mari. Avait-elle hâte de le retrouver, d’aborder ce rivage-là? Qui sait? Qui comprend quelque chose à la vie, à la mort, au sens ou au non-sens de l’homme et de l’humanité? Elise pensait que c’est à chacun qu’incombe l’impératif de donner un sens à sa vie.

On ne pouvait mieux le dire. Il est des penseurs qui jugent qu’en-dessous, ou en-dehors de leur monde mental propre, il n’est que soucis grossiers et réflexions élémentaires: ces quelques phrases nous rappellent de façon très heureuse et avisée qu’il n’en est rien. Et c’est tout à l’honneur de Jean-Hubert Mabille de mettre en scène un milieu où les romanciers vont rarement chercher leurs héros.

Joseph Bodson