Jean Louvet, Théâtre 5, textes réunis et présentés par Vincent Radermecker, AML éditions, 2020


On ne dira jamais assez tout ce que nos lettres doivent aux Archives et Musée de la littérature et à leur initiateur, Marc Quaghebeur. Ni tout ce que l’oeuvre de Jean Louvet doit à son « rassembleur », Vincent Radermecker. Un tel travail requiert à la fois une patience et un labeur de bénédictin, et une largeur de vue suffisante pour réunir des idéaux, des luttes, des évolutions qui synthétisent toute une vie d’homme. Même si, comme c’est le cas chez Jean Louvet, cette vie, cette oeuvre, sont restées fondamentalement fidèles à des engagements, des actions initiés dès la jeunesse. Alors que le monde autour de lui évoluait, changeait à un rythme accéléré, trépidant, tel que celui où nous vivons. Non que notre auteur manque d’intelligence ou de capacité d’adaptation, – ce qui pourrait être attribué – et on n’a pas manqué de le faire – à ses origines modestes. Non point, mais tout simplement parce que certains, parmi ces auteurs aux origines modestes, ont décidé, une bonne fois pour toutes, de rester fidèles, pour l’essentiel, à un héritage, à des leçons de vie qui ont façonné leur existence. De ne pas renier. De ne pas se renier soi-même. Un handicap, suivant la vision commune. Un point de vue plus profond, en réalité. Pour jauger une société, il est indispensable de se situer d’abord en ses assises, au point le plus bas, le plus pauvre, le plus pénible. Le degré zéro de la vie humaine, du malheur d’être un homme dénué, démuni. Dès ce moment, l’apprentissage de la vie, de la culture, deviennent partie intégrante de votre personnalité, de votre vie. Et tout ce qui tend à les dévaloriser, c’est l’ennemi à combattre. Un ennemi aux visages multiples. C’est cela, voyez-vous, le sens de ce long combat que fut la vie de Jean Louvet. Et nous voilà bien loin de l’ouvriérisme, du populisme dont on le taxe parfois.

Ma nuit est plus profonde que la tienne: Louvet traite ici des rapports de père à fils, après avoir lu beaucoup d’études sociologiques et psychologiques – n’oublions pas que le cadet de ses trois fils, Karl, est psychiatre – et cela, dans une perspective privilégiant les valeurs humaines. Il écrit en effet dans un entretien: Parce qu’il y a des gens qui ont l’air de sonner juste dans ce qu’ils disent, mais qui vont sonner faux dans ce qu’ils feront. Il y a des distorsions dans l’appréhension de l’autre et c’est tout de même assez rare de trouver des gens qui ont cette cohérence entre leur visage, leur sourire, leur intelligence et leurs agissements. C’est aussi l’époque où il va se faire franc-maçon, ce qui va jouer un rôle certain dans ses convictions. Trois personnages seulement, – l’homme, l’accordeur et la femme/cantatrice – et Vincent Radermecker souligne justement que le rôle joué par Jean Louvet entre son père et sa mère, séparés depuis longtemps et qu’il tente vainement de réunir, peut être assimilé à celui de l’accordeur dans la pièce. Et il note avec beaucoup de justesse: Chez Jean Louvet, un délicat jeu de filiations se dessine entre poèmes et pièces, entre drames anciens et récents. Louvet lui-même n’écrit-il pas: En posant le cadre dans lequel s’inscrivent ou ne s’inscrivent plus les valeurs, je dirais qu’historiquement, en Occident, la construction d’un adulte se fait dans un va-et-vient entre le collectif et le privé (…) Aujourd’hui, il y a des moins en moins cette participation au collectif.
En ce qui concerne les relations du couple, la déclaration de Louvet que voici me paraît fondamentale (p.43): Attention qu’elle veut faire l’amour. C’est lui qui va refuser. L’hégémonie du corps « transcendantal » lui fait pressentir que son amour va sombrer. Il y faut l’autre dimension (esprit, âme, etc) D’où le rituel, l’écart, etc. Et, p.47: Voir le monde à travers le prisme de l’enfance et de l’adolescence. Une façon de voir la journée avec des yeux qui poétisent le monde. (Traverses, n°155) Et, quand les trois se mettent à chanter ensemble: Chaque fois que leur chant arrive au moment des fausses notes au piano, les trois s’arrêtent un instant de chanter comme si de ce court suspense dépendait la suite correcte du chant; la courte hésitation est suivie de vocalises qui ont triomphé des ratés au piano. Et, au moment crucial de la pièce, quand elle arrête l’accordeur qui se déshabille en lui disant: Ma nuit est plus profonde que la tienne, Louvet commente: C’est un choc. Que voit-elle? Son narcissisme, les ténèbres du Sujet-Roi. Vincent R. commente, un peu plus loin: Hommes et femmes sont pareillement susceptibles d’être happés par ce fléau terrible: le narcissisme. Rien d’étonnant à ce que Louvet se confronte dès lors à l’épreuve du miroir et qu’il questionne sa propre pratique d’écriture: (…) C’est une pièce qui m’a surpris moi-même. Tout m’a surpris Après, je me suis demandé comment j’avais pu écrire cela, d’où est-ce que ça sortait. Ma nuit…est une pièce où je me mets en danger et où les personnages sont eux aussi en danger. Olivier Hespel écrira dans La Meuse: L’auteur rompt ici avec ses habitudes et s’engage dans un verbe tout en introspections et en poésie.
Nous nous sommes longuement attardés sur cette pièce, qui, me semble-t-il, marque un tournant important. La suivante, Un goût de menthe poivrée, est un peu moins connue, mais n’est pas sans importance. Thème essentiel: la solitude, l’isolement qu’entraînent en fin de compte, les nouveau moyens de communication. On croit communiquer davantage, et en fait c’est le contraire qui se passe. C’est la lecture de Levinas et de Jean Baudrillard qui va lui servir cette fois d’incitation. Il s’agit d’une pièce à deux couples, structure assez rare, note Vincent Radermecker. Nous rejoignons ainsi le thème de l’amour et de la solitude de la pièce précédente. Julien, l’un des personnages, dira (p.148): Si nous ratons le rendez-vous, notre barque ira à vau-l’eau. Viens que je te parle. A voix haute. A voix basse. Il me reste des milliers et des milliers de jours entassés pêle-mêle. Ils ne se suivaient plus. Je prenais l’un .Je prenais l’autre. Aujourd’hui, j’ai pris en main l’ordre de mes jours. Louvet dira lui-même: Quelle est la finalité de la pièce? Retrouver le temps humain, permettre à un cri de se dérouler (…) C’est un enjeu qui est parfois très émouvant. Et les notations temporelles sont nombreuses, ainsi p.173: Toujours en retard, Françoise, prisonnière d’un temps stérile.. Et, à la page 176: Mon mari et moi nous nous aimons à travers le temps. Lui aussi ne va pas bien. Avant, il voulait refaire le monde. Il y avait les hommes, les femmes pour le faire. On n’a plus de prise sur rien. Tout est lisse, plus besoin de nous. où sont les amis? Assiégés comme moi. Mais, symboliquement, l’un des personnages s’appelle Zoé, la vie en grec. Et encore, p.182: Tes pauvres mains sont vides. La souffrance des hommes n’est plus un levier pour changer le monde. Toutefois, la pièce se termine sur une note d’optimisme, p.184: Je sens que le temps revient dans mes veines avec une chaleur douce Nous l’espérons tous en secret. Il va se passer quelque chose. Le cours des choses va changer. Et, un peu plus loin, la note finale: Allons prendre place. L’avenir a un goût de menthe poivrée. Ecoute, ils arrivent. On entend leurs cris de colère, leurs cris de rébellion. Aujourd’hui, ils sont venus se remplir d’eux-mêmes, se remplir de nous, et demain, ils se souviendront, ils reviendront. Alors, nous pourrons dire qu’ensemble et à nouveau, nous avons écrit et nous écrirons une page d’histoire.

Avec Bois du Cazier, nous retrouvons le Jean Louvet première manière, se basant lui-même sur des faits historiques, que ce soit le massacre de Courcelles, l’immédiat après-guerre, les grandes grèves de 1960, les révoltes de 1968, ou encore, comme ici, la catastrophe du Bois-di-Cazier. Au départ, une initiative d’un professeur, Mme De Roeck: célébrer le 50e anniversaire de la catastrophe par un spectacle auquel participeront dix écoles de la région de Charleroi, réseau libre et officiel confondus. Mme De Roeck écrivait: Le but de la pièce de théâtre est (…) que la jeunesse puisse aussi prendre connaissance de cette catastrophe, ses causes et ses conséquences, sinon les cérémonies passent à côté des jeunes de Charleroi. DE nombreux organismes apportèrent leur collaboration, et Jean Louvet en fut le maître d’oeuvre. Une pièce taillée à sa mesure, qui enthousiasma les jeunes participants aussi bien que le public, et connut une grande diffusion, et de nombreuses représentations.
Nous n’allons pas reprendre ici le procès, mais certains faits sont trop évidents que pour ne pas être rappelés: un vieux puits qui allait être remplacé non loin de là par un autre plus neuf, et auquel on n’accordait pas sans doute l’attention voulue, d’où de nombreuses lacunes: manque de liaisons suffisantes entre les étages pour pallier les effets d’un accident, manque de liaisons téléphoniques valables, proximité trop grande entre le câbles électriques et les conduits d’huile…et quelques autres encore. Avec en prime, bien sûr, au moment du procès, la fuite de certains responsables devant leur négligence. Une erreur à l’encaissage des wagonnets dans la cage entraîna une chaîne d’accidents de plus en plus grave avec les suites que l’on connait: Tutti cadaveri, 262 cadavres exactement, toutes nations mêlées, avec une grosse majorité d’Italiens.
On notera au passage la concision des répliques, un dialogue très serré, sauf lorsqu’il s’agira de reproduire interrogatoires et plaidoiries. Une pièce dont la diffusion fut importante, et il était bien temps de faire en sorte que la poussière de l’oubli ne vienne pas recouvrir des évènements aussi graves.
Le rebelle de Cométra:, pièce publiée en 2008 chez Lansman. A la page 264, Vincent Radermecker nous donne la substance de la pièce: Une finalité transcende ces trois buts, rendre la dignité perdue ou menacée, de gens qui n’ont pas la parole, comme les sans-abri, les demandeurs d’asile, les demandeurs d’emploi, bref, tous les « sans » dont certains intègrent la troupe, et deviennent acteurs, dans toutes les acceptions du terme.
D’où, comme cela arrive chez Jean Louvet, parfois, la prose « décolle » littéralement, comme à la scène 6, pour se faire poésie:
j’en ai assez d’être le spectateur
de la souffrance des autres,
Acteur je veux.
Je sais, cela ne s’improvise pas.
J’apprendrai, le temps qu’il faudra.
Donnez-moi le texte,
sinon j’improviserai.
Ici, c’est sur l’amitié entre les protagonistes que l’accent est mis: nous sommes invités à restaurer une véritable amitié entre les hommes, tout comme, plus haut, il fallait restaurer un temps, une vie véritables.
D’autre part, Vincent Radermecker note très justement, à propos de l’élaboration du texte et de sa structure, p.265: Si parfois l’on suit de page en page la lecture d’un ouvrage, à d’autres moments succèdent des bribes qui paraissent jeter des ponts entre méditation et création. s le souvenir d’une lecture antérieure s’interpose fugacement. De même, aux dialogues arrivés à un stade d’élaboration avancé – presque définitif – succèdent des bribes qui paraissent jeter des ponts entre méditation et création. Et c’est bien vrai que l’oeuvre entière de Jean Louvet nous apparait telle qu’une oeuvre sans cesse in progress plutôt qu’un monument inachevé et rigide – et ce n’est nullement une critique. Sans cesse s’ouvrent de nouvelles allées, et son théâtre et sa poésie, moins connue, jouent parfois entre eux comme des chambres d’écho. Ainsi, toutes les évocations de l’ours blanc, dans Le rebelle de Cometra, se rapprochent bien fort de la poésie.

Enfin viendra le Chant de L’oiseau rare, branché sur la grande crise économique de 2008, et sur le passage du capitalisme industriel au capitalisme intellectuel, avec pour conséquence, encore une fois, la dépersonnalisation, et une consommation effrénée. Nous en sommes presque à la dernière extrémité, puisque les « commerciaux » ne se contentent plus à présent d’affrioler les consommateurs, mais veulent les pénétrer intus et in cute pour mieux pénétrer leurs désirs, leurs envies même inconscientes. Ainsi, p.357: L’âme, monsieur, nous devons viser l’âme. Un client, ce n’est pas seulement un consommateur, qui achète, compte ses billets, fait la file. C’est aussi un homme, une femme, qu’ont-ils de plus précieux? Cette fois, c’est de l’intérieur que la citadelle est assiégée. Et Vincent Radermecker commente, à la page 340:Jean Louvet semble dresser le bilan et réfléchir à un monde qui s’éteint: l’ère de l’asservissement a remplacé l’ère de la consommation. Rien d’étonnant à ce que le centre commercial soit dénommé Hermès, emblème parfait. Nous ne sommes pas loin du Meilleur des mondes de Huxley.
Vincent Radermecker dit avoir ri de bon coeur à certaines scènes – encore un côté ignoré de Jean Louvet. Epinglons aussi au passage cette réplique très juste, p.387: Ce qui importe aujourd’hui, c’est l’accès à des réseaux de relations, à des communautés d’affinités, accès payant, bien sûr.
Une consommation qui commence par dévorer le consommateur…
Et, à la page 407, c’est la poésie qui reprend le dessus pour nous présenter l’oiseau rare, par la bouche d’une gréviste:
Ecoutez l’oiseau. Il vient près de moi picorer des morceaux de pain à la pause de midi, chaque jour.
Je lui parle, je le reconnais chaque fois.
C’est l’oiseau rare du parking de midi.
Ce temps de l’oiseau rare, c’est du temps repris.
Son chant me conduit vers le buisson vert de l’oiseau rare.
Et je rêve que je traverse le buisson vert.

De plus, l’éditeur a eu la bonne idée de joindre è ce volume les poèmes de Jean Louvet. Poèmes de circonstance, parfois, tenant lieu de l’envoi d’une biographie. Un aspect de Jean Louvet peu connu, et qui offre une image tout à fait différente de sa personnalité. A côté du Jean Louvet meneur, agitateur, ou écrivain politique, héraut de la Wallonie, à côté du dramaturge qui n’hésite pas à semer dans ses pièces des passages d’une beauté poétique, métaphorique, à couper le souffle, ce que nous retrouvons ici, c’est le Jean Louvet jeune adolescent, à Moustier , mal guéri de ses blessures: le départ de sa mère, la solitude de cet enfant lié à son père, son attachement à celui-ci, la déchirure…Quant au style: brut de coffrage, sans fioriture. Pour bien le comprendre, il faut réunir tout cela en une seule gerbe, et il faut féliciter Vincent Radermecker qui a su, au fil des volumes, s’attacher à son auteur, avec une puissance de travail, un goût de l’écriture, du style, une recherche du détail frappant, qui méritent toutes nos félicitations. Et remercier encore une fois Marc Quaghebeur et ses Archives, sans lesquelles les lettres belges ne seraient pas ce qu’elles sont aujourd’hui.
Je ne puis mieux faire, en clôturant, que de citer un extrait de ces poèmes:
Le soir tombe
Un enfant chante
Un enfant seul
Le père est parti comme chaque soir travailler à la mine
La mère, elle, est partie définitivement.
Un enfant chante quelque chose comme du Verdi
1946
Verdi est mort il y a une quarantaine d’années
Ce n’est pas si loin
Sa musique pénètre par une petite radio nasillarde
Ses airs les plus célèbres sont arrivés aussi d’Italie
avec les émigrés qu’on a parqués dans les anciens camps
de prisonniers allemands
Vocalises de la souffrance
Vocalises de la peur
Il y a eu Hiroshima: la problématique de la démesure
vient de s’ouvrir dans l’histoire des hommes
Il y a ceux qui reviennent au village
de Dachau, de Buchenwald
Il y a les premières femmes qui disent
« Je m’en vais » tout à coup
Elles ont appris à se débrouiller pendant la guerre
Elles ne supportent plus le pouvoir des hommes aux poings lourds
Entrez Monsieur,
Monsieur Verdi
Dit l’enfant
(…)

(poème rédigé à l’occasion d’un colloque au Théâtre de la Monnaie, le 9 juin 2001: Art et politique, Shakespeare, Verdi et notre temps.)

Joseph Bodson