Jean Louvet, Théâtre 6, Archives du Futur, AML éditions, 2019, 310 pp, 28 €.

Avec ce sixième volume s’achève la parution du Théâtre de Jean Louvet aux Archives et Musée de la littérature. Outre l’Introduction, elle comprend quatre pièces : Comme un secret inavoué, Une soirée ordinaire, La souffrance d’Alexandre, Tournée générale, suivies par Le fil de l’histoire – Pour un théâtre d’aujourd’hui. C’est Vincent Radermecker qui a réuni et présenté ces textes : un travail dont il faut louer sans réserve la ponctualité, le soin apporté jusque dans les détails, sans que cela nuise le moins du monde à la pertinence de l’approche.
Dans Comme un secret inavoué, deux personnages, quasi anonymes, sans profondeur réelle ni sens de l’autre, se trouvent réunis. Comme le dit le présentateur, « Tel Jacob dans Jacob seul, l’on s’invente un interlocuteur pour combler une immense solitude intérieure. » Leur dialogue ne fera rien d’autre que souligner leur détresse. Il n’empêche que Louvet est ici attiré par ce mystère intérieur, le besoin de découvrir le fond de cette solitude. Mais ce désir de se rapprocher est contrebattu : « Je suis muette./ Je suis la femme la plus triste du monde. Je parle mais je ne dis rien. Il faut que je retrouve la parole, / ma parole ». Ici, comme chez beaucoup d’écrivains modernes, dramaturges surtout, le désespoir le plus profond, au bord même du vide absolu, comporte toujours un reste d’espérance, un geste seulement, et c’est comme un étroit soupirail ouvert dans une prison.
Dans « Une soirée ordinaire » nous assistons à la confrontation de la jeunesse militante de l’auteur, fidèle à son origine ouvrière, avec la société de consommation : « Happés par le boulot, le téléviseur, les grands magasins, les vacances, les tromperies, ont-ils oublié les jeunes manifestants révoltés qu’ils étaient ? » Et nous rejoignons ici les préoccupations, les lectures de Jean Louvet, axées surtout sur les sciences humaines. Problèmes de société qui ne cesseront de le hanter
« La souffrance d’Alexandre » persiste et signe, en mettant l’accent sur le besoin de notre société de touristes d’avoir tout vu, tout visité, sans jamais atteindre l’essentiel. .Vincent Radermecker souligne à juste titre l’arrière-plan autobiographique que comporte cette pièce : le départ de la mère, le travail pénible du père, mineur de nuit.
« Tournée générale » : des personnages, dans un café, que rien ne réunit. Une phrase capitale, me semble-t-il, dépeint bien le style de Louvet, p.168 : « Depuis deux ans, j’ai beaucoup écouté, en France et en Belgique, ces gens à qui on ne donne jamais la parole (…) Bien sûr, leurs mots sont retravaillés, c’est le problème de l’écrivain, de faire de la langue du peuple qui est une langue mince, pauvre, une langue littéraire, une langue de théâtre qui porte, qui franchit la rampe est volontaire ». Et l’un des personnage, Jean-Baptiste, dira en fin de pièce : « Il faut continuer à raconter ».
« Le fll de l’histoire » vient nouer la gerbe, en apportant des éclaircissements sur les rapports entre la vie et l’œuvre de Louvet. Dans une série de conférences sur des auteurs belges actuels par le professeur Otten, Louver interviendra en 1990, texte publié en 1991. A ce propos, Michel Otten souligne la « sourde exigence de bonheur » qui transparait dans son œuvre.
Né à Moustier, ne milieu semi-rural, Jean Louvet sera très marqué par le travail de son père, mineur de nuit, et le départ de sa mère. « Du plus loin que je me souvienne, le milieu familial est fortement anxiogène. Mes parents ne s’entendent pas, comme on dit. ». En 1946, il fréquentera l’Athénée de Namur, où il fut un élève brillant. Une rencontre importante : celle du Baron Delbeke, à Moustier. Un personnage original, truculent même, qui lui prêtera ses livres, et l’aidera par ses conseils. «En fréquentant cet homme, nous dit Jean Louvet, je suis devenu un fils du peuple très cultivé. »
Culpabilité, accusation, défense entraînent une valse de sentiments et d’attitudes très perturbants. « Fort heureusement un pion s’avance sur l’échiquier : le rôle que la nature va jouer dans ma vie. ». « J’ai passé une grande partie de mon adolescence dans ces espaces, familier des eaux, des animaux, des champs et des prairies, du ciel et du soleil ». Il y aura des années plus paisibles : le retour de sa mère, les humanités, le château. Il nous dit ceci, qui me parait capital : « Bien sûr, il y a la culture populaire : on vit dehors par beau temps ; il y a la nature, les jeux, les chansons contre la guerre, des airs de bel canto, les processions religieuses ; une manière de sentir le vent, de toucher la rosée, de regarder voler les oiseaux. (…) Tout n’était pas toujours rose, idyllique, mais il y avait, dans la classe ouvrière, un vivre-avec, un rapport aux vivants et aux morts, un rapport au cosmos, des passions dégagées de la propriété, une main tendue entre les générations, une moralité publique, un accueil de l’inconnu ».
Il fera aussi la rencontre de Gabriel Bernard, une poétesse de Moustier qui écrit en wallon, et lui recommandera de monter à Paris, une voie qui le tentera tout un temps. Après un engagement de trois ans à la Force aérienne, il entreprendra des études de philologie romane à l’ULB, il deviendra professeur de français à l’athénée de Morlanwelz. Ce sera ensuite l’influence d’André Renard, la Loi unique, les grèves,, le syndicalisme. C’est dans ce sens que va se diriger le théâtre de Jean Louvet, avec une pièce en un acte, « Le Train du Bon Dieu », pour le Théâtre prolétarien, à La Louvière. Suivra la grande aventure du Parti wallon des Travailleurs , scission du Parti socialiste, le fédéralisme, avec Yerna, Glinne, Mandel. Une phrase importante, p.242 : « C’est là que j’ai compris que je ne m’étais pas trompé, qu’un théâtre prolétarien pouvait exister à condition de s’installer dans des lieux familiers aux travailleurs et de disposer du relais qui amènent ceux-ci au spectacle. ». » Il y aura Marc Quaghebeur, dont l’action vigilante, inlassable sera déterminante pour moi et pour d’autres, par exemple Kalisky. On ne pardonnera pas à Quaghebeur d’avoir pensé un nouveau théâtre .
C’est ainsi que suivront ses pièces les plus connues, « Conversation en Wallonie, « L’homme qui avait le soleil dans sa poche ». Avec le temps, il en viendra à parler de plus en plus de lui, à s’impliquer davantage, avec son apport au père, ses origines ouvrières. Ce souvenir d’enfance, le baiser du père. Sa délicatesse, une sorte de timidité. Et de fierté, aussi..
Enfin, « Figures de l’intellectuel ». Ce sera le temps d’ « Un Faust », « Jacob seul », « Au nom du Père ». Et la « Nuit de Courcelles », retour dans l’histoire, le massacre d’otages dans l’église de Courcelles par des miliciens rexistes. Et puis, surtout, cette note émue, en fin de texte : « La peur, l’ennui, la non-vie auront présidé sans doute à l’écriture de « Jacob seul » L’impression tout à coup que je devais inventer ma vie. Ecrit très vite : quinze jours. J’avais aimé un arbre ; je touchais les oiseaux dans l’espace, je devinais les poissons dans l’étang. C’est vrai. (…) Une machine à vivre par le théâtre en allant chercher la poésie avec les mots les plus simples. Et à la fin du spectacle, Jacob ouvre la vie de son enclos : entrez, dit-il à l’Autre. Fin de l’exorcisme. » Oui, décidément, Jean Louvet est un grand sorcier. C’est de tout un monde qu’il nous ouvre la porte : celle du travail et de la peine des hommes, bien souvent négligés, hélas, dans notre monde de la facilité. La clé d’un monde ouvrier, celui de l’arbre, celui de l’oiseau. Celui de l’homme et de la femme. Le monde de l’amour, tout simplement.
Joseph Bodson