Judith Vanistendael,  Les deux vies de Pénélope, Le Lombard, 2019.

Une B.D. qui sort de l’ordinaire et de l’histoire. La grande, l’homérique, avec un H ! Celle de Pénélope, la femme d’Ulysse qui attend, des années durant, le retour de son mari héroïque, infidèle et amoureux pourtant de sa terre et de sa tendre tisserande… Ici, c’est l’inverse : le mari belge, doux poète à l’occasion et bon père de famille, attend stoïquement son épouse qui n’arrête pas de partir en mission pour soigner les victimes de la guerre. Idéaliste humanitaire sans frontières, acharnée à guérir, à soulager les blessés et si peu présente dans son propre foyer, aux côtés de son homme et de sa fille, des siens aussi qui ont du mal à comprendre son idée fixe : s’évader et s’exposer là-bas plutôt que de s’occuper de l’essentiel, son couple, ses liens, la vie quotidienne de ceux qui ont besoin d’elle. L’album, aquarellé par l’artiste, est constamment partagé entre ces deux mondes. Le dessin, la couleur, le texte et les poèmes, traduits du néerlandais, la grande qualité de l’impression du livre, réalisée en Italie pour les éditions du Lombard, l’ouvrage dans chacune de ses composantes, textuelles et graphiques, séduit et impressionne le lecteur, tant il est lourd de vérité et sobre dans la facture. Tout y est mais rien n’est forcé, les gestes manqués, les mesquineries, les reproches, les fêtes ratées, les trop rares nuits d’amour, les gestes maternels si brefs, les choses de la vie, si peu rangées, si peu expliquées, si peu réconfortantes…

Professeur d’art à Sint-Lukas, à Bruxelles, l’auteur a déjà plusieurs albums primés à son actif. Son information sur le monde des réfugiés, elle l’a puisée  dans un reportage personnel réalisé à Lesbos et à l’écoute des témoignages rapportés par les médecins qui travaillent sur place. Ce qu’elle ajoute dans sa relecture de l’œuvre d’Homère, c’est sa merveilleuse pudeur d’aquarelliste pour traduire la souffrance des civils, des réfugiés et des proches surtout qui l’accueillent à ses retours au pays, les yeux pleins d’interrogations douloureuses. Vivre deux vies, même quand on est une femme homérique ne peut aboutir qu’à une longue odyssée traversée d’exploits et de lamentations, de gestes d’une formidable générosité et d’échecs coupables et aveugles… La scénariste ne s’en cache pas, au bas d’une belle page pensive : elle est une Pénélope qui attend et qui à la fin n’est que gouffre béant.

Un auteur engagé et un livre poignant à retenir absolument !

                                                                           Michel Ducobu