Les écrits sur la grande guerre de Robert Vivier, académicien, éditions De Schorre, 2020, 22 €. Préface de Xavier Hanotte. Editions De Schorre, Bernard Duwez, 81, rue du Bemel, 1150 Bruxelles. info@deschorre.net

Ce que j’ai sauvé, il faut que je vous le donne
Robert Vivier, La plaine étrange.

C’est une excellente initiative des éditions Deschorre et de la Fondation Max Deauville de Bernard Duwez que d’avoir republié les écrits de Robert Vivier sur la Grande Guerre, tant pour leur valeur documentaire que pour leur qualité littéraire.

Xavier Hanotte note fort justement que l’image que l’on s’est forgée de la guerre, côté belge, a été fortement, et injustement, voilée par l’imagerie populaire (et littéraire) française, alors que les mentalités, les jugements portés sur la guerre et nos soldats, étaient très différents. Et c’est vrai aussi que les textes des auteurs belges francophones sur le sujet sont difficiles à trouver.

Mais l’essentiel de notre propos, c’est la personnalité même de Robert Vivier, écrivain, poète. Il appartient à une lignée de nos auteurs caractérisés par leur retenue, leur limpidité, leur clarté: Fernand Séverin, Odilon-Jean Périer, Hubert Krains, une part d’Edmond Glesener, bien d’autres encore. Une sentimentalité un peu voilée, nuancée souvent par l’humour. Pas de grandes idées, de grandes théories, seulement cette présence constante, dans leur prose comme dans leurs vers, d’une perception aigüe de la beauté de la nature, et d’une profonde pitié pour le malheur et l’incomplétude de la condition humaine.

Robert Vivier, comme le souligne Yves Namur sur la quatrième de couverture, était un jeune homme d’une vingtaine d’années quand il fit la guerre, en tant que simple fantassin. Sont repris ici des poèmes tirés de la Route incertaine (1921), dont Pluie aux tranchées, dont voici les deux tercets. Un bel exemple du regard aigu porté sur les détails matériels, l’image qui fait mouche, la justesse de l’expression et du sentiment, sans la moindre grandiloquence (p.18):
Le froid et l’abandon pétrissaient nos vies nues, / Comme on pétrit de la neige à demi fondue, /Par jeu, en y moulant la forme de ses doigts. // A nos fusils, rongés de morsures ténues, / La rouille pullulait comme un poison sournois. // -Taciturnes, nous attendions, sans savoir quoi.

Notons encore ce beau passage, dans Ballade, p.37, avec une sorte d’écho lointain des Trois soeurs de Maeterlinck:
Alors, nous avons pris trois églantines. /Nous les avons mises / A nos bouches vides /Comme trois baisers. / Puis, sans nous reposer, /Nous nous sommes remis à suivre / A la cadence indifférente de notre pas, / Vers la poussière et le hasard et la misère et les combats, / La grand’route, maîtresse fidèle et lasse des soldats.

Nous retrouverons les mêmes notes de sensualité profonde, de pitié et de pessimisme à peine souligné, dans le récit d’une brève rencontre amoureuse avec une jeune Flamande, dans Avec les hommes, p.293 et suivantes.

Par contre, dans le poème Un rayon de soleil, p.22, bâti tout entier sur l’opposition entre le paysage de guerre des deux quatrains, et le paysage intime et très 1900 des deux tercets, avec rejet de l’apostrophe au Soleil – qui gouverne ici les couleurs tant des quatrains que des tercets – nous voilà en plein style « artiste », très différent des textes en prose de cette anthologie:
Un rayon poussiéreux torture le sommeil / Des soldats affalés sur la paille dorée / Avec l’abandon lourd de barques amarrées, / Par un soir étouffant, plein de meurtres vermeils. // La fatigue et la mort attendent leur réveil, / Et le reflet sanglant des heures effarées/ Jaillit encore du bloc d’armes enchevêtrées / Qui grimace au-dessus de leurs têtes…Soleil, // Est-il vrai que ta joie flambe / Sur la chair des rideaux lointains, et que tu sèmes / Des fruits d’ambre aux tapis roux des chambres heureuses / Où des femmes, riant d’être celles qu’on aime, / Ivres de leur fraîcheur que nul remords ne creuse, / Boivent de tout leur corps l’or qui les éclabousse? // Est-il vrai que là-bas la vie ose être douce? (1917)

On remarquera ici le nombre élevé des adjectifs, tous très évocateurs, sauf celui du dernier vers, détaché, qui nous ramène en pleine prose, loin de l’atmosphère un peu étouffante, des métaphores poussées jusqu’à l’allégorie, des vers très parnassiens qui précèdent (Delacroix et Baudelaire, sur qui Vivier a travaillé, ne sont pas loin). Mais ceci, vu la date – contemporaine d’autres textes beaucoup plus âpres, plus quotidiens – ne constitue-t-il pas une sorte d’adieu à une vie dont le luxe et la volupté constituent un élément déterminant? Ecoutez seulement cette strophe de Revenant, paru dans un hommage à Marcel Thiry de 1967: Les ans s’effondrent et les murs / Car l’insomnie a remis tout en place, / L’infini froid contre la face / Et, sous les songes, le sol dur..., ou bien encore, dans les Chansons d’un temps, tiré de S’étonner d’être, paru en 1977: Pour retrouver Tipperary / Il nous faudrait bien du chemin! / De ces hivers sans lendemain / Nous ne serons jamais guéris. // Ah! la Madelon sur la route / Regardait s’éloigner les hommes / Qui riaient, qui buvaient leur goutte / Ou mouraient, c’était tout comme… (…) Nous voici proches, ici, de Cendrars et de Mac Orlan, qui ont vécu, eux aussi, durement, ces réalités de la guerre.

Les oeuvres en prose ici reprises comprennent d’une part des extraits des Souvenirs de guerre, La plaine étrange (1923) et Avec les hommes – Six moments de l’autre guerre (1963). Ces extraits de La plaine étrange définissent assez bien le propos de l’auteur, ainsi à la page 51: A la place de ce qui aurait dû être, je n’ai que ces pages où s’affirme le regret d’un tel vide, et où j’ai fixé le cadre de mon attente. Telles quelles, ces notes attestent l’effort fait par mon être d’alors pour prolonger en lui une vie consciente et pour la soustraire, si minime qu’elle fût, au néant. La mort était derrière mon épaule, et j’écrivais vite, sans trop choisir, tout ce qui était dans mes yeux et dans mon coeur, pour en sauver le plus possible. Ce que j’ai sauvé, il faut que je vous le donne. Un fruit qui n’est pas cueilli éclate et se dessèche.. Il fait défaut à son destin.
Voilà. Tout est dit, ou, si pas tout, du moins l’essentiel. Comme nous le disions plus haut, le quotidien, les corvées patates, les relèves, les obus, les tirs de mitrailleuse, les diverses corvées, les jeux de cartes au repos, les granges, les maisons dévastées, les disputes entre les hommes, tout cela, qui est bien peu de chose, prend toute la place, ou presque. Il y a bien ces demi-confidences, ces conversations à fusils rompus, un clin d’oeil parfois, un air d’harmonica…C’est au travers de tout cela que passent ces quelques moments d’éternité qu’il cherche à sauvegarder et à nous transmettre. Cet homme, par exemple, qui se plaint de n’avoir pas vu sa femme depuis sept mois, et de n’en avoir reçu que de maigres nouvelles. A part cela, il y avait le mal du pays. Etouffé, presque doux, il était notre nourriture de poésie. Le reste de nous-mêmes était englué dans des soucis de gamelle et de paillasse. J’avais aussi, à considérer des jeux de lumière et des effets de couleur, des moments de vie solitaire très intenses. Et c’est vrai qu’il nous décrira souvent cette sorte de fête des couleurs propagées par les fusées éclairantes, mais aussi les blessures ou la mort de ceux dont la présence était ainsi révélée à l’ennemi. Il nous dira aussi, à la page 64: Depuis longtemps, chacun de nous s’est fait assez élémentaire pour pouvoir entrer par la porte basse de l’âme collective. Et il dit bien: chacun de nous, aussi bien les plus intelligents que les plus humbles. La démarche est la même. Il nous dira aussi, p.63: Il m’est arrivé, en rencontrant dans l’ombre l’odeur des haies, de m’étonner comme si je sortais d’un songe. Faites-y bien attention: c’est qu’ici, en ce moment, pour lui, la réalité même était devenue un songe, éloigné et muet. Et page 74: André me dit: Va voir ce qu’il y a. J’arrive. Les fusils contre le parapet Cinq ou six hommes penchés et, à terre, le petit lieutenant, couché, tout pâle, la figure fine comme celle d’une petite fille; il reniflait doucement. C’était comme s’il reprochait de lui voir fait du mal. Voyez comme ici les phrases sont courtes, comme les figures de style, ici, seraient déplacées. Où est donc la réalité? Dans cette vie quotidienne toute banale, où les mots, les simples noms, les noms communs, parlent d’eux-mêmes, sans qu’ils aient presque besoin de verbes. Oui, tout va de soi, la vie s’en va de son corps sans avoir besoin de belles phrases, de périphrases, de paraphrases. C’est seulement la même veste, que l’on retourne, l’envers, et puis l’endroit. Mais qui peut dire où est l’envers, où est l’endroit? Et c’est cela, cette simplicité même, que Robert Vivier a trouvée en cette guerre. L’essentiel. A condition de sauvegarder en nous cette petite étincelle qui si facilement se perd au milieu du reste. Dépêche-toi, Prométhée.

Mais il faut que je m’arrête, je vous citerais toutes les pages de ce livre, qui n’est pas un livre de guerre, mais un livre de vie. Il y aurait tant à dire…
Il y a encore ces extraits de deux ouvrages d’imagination, la mise en scénario de ce que nous venons de dire, avec beaucoup d’art et de sincérité. Fabrice, cette étrange amitié née de la solitude, la volonté de percer un secret, et de se dire. Et puis, le secret n’était qu’un trompe l’oeil, une illusion d’optique. Avec les hommes – Six moments de l’autre guerre, de 1963. Un titre qui dit bien ce qu’il veut dire, encore une fois, le refus de se distinguer, de voir les autres comme des autres. Six moments, et non pas six leçons, ou six paraboles. Les relations entre les hommes et les officiers, entre les Flamands, soldats aussi bien que civils, et les Wallons ou Bruxellois y sont simplement décrites, sans vouloir en tirer de leçons. Et enfin, une belle étude sur trois écrivains de 1918: Louis Boumal, Marcel Paquot , Lucien Christophe, qui est ici tout à fait à sa place.

Un maître livre. Que les maîtres d’oeuvre en soient remerciés, il était temps, après les multiples célébrations du centenaire, de rappeler ces écrits qui permettront peut-être à quelques-uns de se recentrer au milieu d’une actualité parfois étouffante. Non, la guerre n’est jamais ni fraîche, ni joyeuse, ni éveilleuse d’idéal. La guerre, c’est l’envers de la vie. La vérité de la vie, peut-être.

Joseph Bodson