Lew Bogdan, Fenia ou L’acteur errant dans un siècle égaré, M.E.O., 968 pp, 30  €.

Un livre que l’on aurait du mal à étiqueter, à ranger dans une catégorie quelconque. Il tient un peu du roman, des ces énormes romans que l’on écrivait autrefois, roman-fleuve par l’ampleur des couches sociales qui étaient décrites, un peu comme dans Tolstoï, ou, plus près de chez nous, Roman Rolland, Les Hommes de bonne volonté de Jules Romains, les Pasquier de Duhamel. Mais c’est aussi transgénérationnel, les enfants, les petits-enfants apparaissent tour à tour, au fil des pages. Et puis, tous ces personnages, ils sont là en chair et en os, ce ne sont pas des personnages de papier. Et ce, sur une période qui va pratiquement de 1905 au années1960-1970. C’est donc un livre d’histoire? Si vous voulez.

Mais…car il y a beaucoup de mais, cette histoire n’est pas construite comme une pyramide dont la pointe avancée se situerait en nos pays d’Occident. Avez-vous vu, déjà, les cartes de géographie dont usent, à l’école, les petits Australiens? Leur pays se trouve tout en haut de la carte, et cul par-dessus tête. Dieu bénisse nos petits-enfants, qui confondent déjà l’histoire et la géographie! Quel bonheur, n’est-ce pas, que de ne pas être Australien! Mais, pour les personnages de ce livre, de 1905 à 1950, la pointe de la pyramide se trouvait quelque part du côté de Bakou, et la base, aux Etats-Unis. C’est de là qu’est partie cette diaspora, et c’est au départ de la Russie que la carte de l’Europe a été bouleversée, Mais nous ne faisons pas seulement un cours de géographie: ce qui intéresse l’auteur, et nous par la même occasion – car ce gros livre, je nous l’assure, n’a rien d’ennuyeux – c’est le théâtre, et puis le cinéma, frères jumeaux ou ennemis. Tout comme pour la linguistique, la stylistique, beaucoup de noms qui comptent, qui ont révolutionné l’histoire de nos langues ont des consonances slaves:Propp, Stanislavski, Bakhtine, les formalistes russes, Todorov…

L’auteur n’est pas tendre envers les aristocrates russes, dont le déclin et la chute, après la défaite contre le Japon, en 1905, annonçait la débâcle de 1915. Cette défaite allait entraîner de nombreux pogroms, et le départ de nombreux réfugiés pour les Etats-Unis. Parmi eux, Jacob Adler partira d’Odessa; le régime tsariste, en effet, y avait interdit le théâtre yiddish. Les Juifs étaient nombreux déjà à New-York. La tradition du théâtre juif y sera poursuivie, brillamment, et rayonnera même jusqu’en Amérique du Sud. Sur le même bateau qui les emportait, il y avait une fillette perdue, Fenia, qui fut recueillie par l’infirmière du bord. Elle n’était pas la seule, à l’époque, le sort des femmes et des enfants n’avait rien d’enviable. Après une escale en Angleterre, le bateau allait enfin atteindre New-York.

Pendant ce temp, en Russie encore, Constantin Stanislavski allait fonder le Théâtre d’Art. Fenia Koralnik fera partie de la troupe, qui allait, elle aussi, essaimer, s’enrichir, se modifier. Aux Etats-Unis, ce sera  notamment le Group Theater et l‘Actor’s Studio. De grands acteurs, Jacob Adler et sa fille Stella, Richard Boleslavski, Michaël Tchekhov, le neveu d’Anton, Maria Ouspenskaïa.

Au départ de l’expérience de Stanislavski, c’est l’essence même du théâtre, sa signification, les diverses façons de le vivre qui seront ici amplement décrites et développées. Des idées qui ont révolutionné le théâtre, et qui inspirent encore bien des jeunes metteurs en scène d’aujourd’hui. Parmi les points dominants: le retour au texte, l’acteur doit « entrer » bien plus que superficiellement dans son rôle. La troupe commence par lire très attentivement le texte,chacun se coulant dans son personnage,rêvant, marchant, dormant avec lui, jusqu’à y perdre sa propre personnalité. Importance de la gestuelle, des exercices de concentration et de gymnastique permettant avant l’entrée en scène, la récupération du naturel des mouvements, le rejet de la raideur corporelle. Tout cela nous est exposé de façon très naturelle, et l’échange avec le partenaire doit en devenir lui aussi, bien plus riche, échange de paroles humaines bien plus que de simples répliques mémorisées. L’influence d’Isadora Duncan et de ses danseuses jouera un grand rôle dans tout ce bouillonnement créateur: on est bien loin des actrices d’autrefois dont la moindre parcelle de chair devait être dérobée aux yeux du public. Oui, toutes ces techniques, exposées dans le plus grand détail, sont loin de former la partie la moins intéressantes du livre.

Une période bouleversée,chamboulée: des hussards polonais – l’armée russe en comptait plus d’un régiment – passeront à la Pologne quand celle-ci sera devenue indépendante. Certains, devenus prisonniers, s’évaderont, et courront l’Europe, Berlin, Paris, Londres, avant d’aboutir à New-York. Plusieurs d’entre eux appartenaient au monde du théâtre…

L’aventure se poursuivra très longtemps à New-York, puis sur la côte ouest, avec de grands noms de metteurs en scène et d’acteurs, pour qui l’enseignement de Stanislavski n’avait rien perdu de son actualité. Et c’est la grande aventure qui continue, avec de nouveaux avatars, des noms nouveaux, Yul Brynner, Elia Kazan, jusqu’à Marlon Brando, Marylin Monroe, James Dean. Le passage du théâtre au cinéma (certains restant fidèles aux deux), puis du muet au parlant, se fera tant bien que mal, le personnel restant à peu près le même, tant du côté des réalisateurs que des acteurs.

Symboliquement, l’auteur commence son livre par l’embarquement d’un groupe de Doukhobors, une secte religieuse opposée à la violence, à la propriété privée aussi, et, pour les extrémistes du groupe, pratiquant la nudité intégrale. Ils apparaîtront dans diverses phases du récit, finissant par devenir très prospères dans l’Ouest du Canada. Mais l’aventure finira mal, par des luttes internes allant jusqu’aux attentats, et l’emprisonnement par la police canadienne. C’était loin d’être le paradis sur terre, comme on a voulu le faire croire..

Je vous l’ai dit, un récit passionnant de bout en bout, et qui nous amène à revoir l’histoire de notre monde sous un angle différent. Mais le véritable mondialisme, n’est-ce pas celui-là: l’alternance de la misère et du succès, et pour beaucoup, la misère, la misère, et encore la misère, qu’elle soit physique ou morale. Nous croyons assister au spectacle, mais n’est-ce pas le spectacle qui nous regarde?

Lew Bogdan a dirigé le Festival Mondial du Théâtre fondé par Jack Lang.  Il a fondé l’Institut européen de l’acteur et codirigé en 1988 le Symposium international « Le Siècle Stanislavski ».

Joseph Bodson