Lorenzo Caròla, Le dieu des pierres, roman, éd. Traverse, 228 pages, 20 €.

Le livre s’ouvre et se referme sur la mort du père, le dieu des pierres, comme le nomment les Africains, impressionnés par la force et la compétence de cet architecte très actif, qui voyage, prend les mesures, établit les plans, dirige les manœuvres et fait surgir de terre des bâtiments : d’un gros tas sans forme il fait surgir du sol des habitations rondes comme des seins. Son fils de dix-sept ans vient le rejoindre en Afrique pour un voyage qui se révélera bientôt être un voyage initiatique. Dix-sept ans, l’âge où le père a connu son premier bordel à Naples. Et c’est le récit de son parcours riche en bordels et autres aventures, sexuelles ou autres, qui fait le corps du roman. Le fils est un peu désemparé devant la vitalité sans complexe de ce père qu’il n’a plus vu depuis un long moment et qui, absorbé par son travail en Afrique, ne s’est peut-être pas suffisamment occupé de sa famille. Mais, lui dit le commandant du bateau : Toi, son fils, tu portes sa gloire, mais lui, il ne t’appartient pas.

Père et fils ont entrepris un périple sur le fleuve Niger, un fleuve traître, où le bateau ne tarde pas à s’échouer sur un banc de sable. Un campement de fortune s’organise en attendant les secours. L’attente est longue. Et là, sous les étoiles, un souvenir revient soudain au fils : C’est la seule chose que tu m’aies apprise. (le maniement du cerf-volant). Du moins d’après mes souvenirs, dit-il à son père, avec un peu d’amertume. Mais aussitôt après, il se fait cette réflexion : Son insouciance était ce qui chez lui suscitait le plus mon admiration, mon exaspération et ma souffrance, à des degrés comparables. Il m’apparut avec une étonnante clarté que la perte de cette insouciance, celle qui lui permettait de baiser à gauche et à droite, de ne pas s’occuper de ses enfants et de ne parler que de lui-même, était pour moi insupportable, elle signifiait son anéantissement.

Et comme s’il avait attendu cette occasion depuis longtemps, le père commence à parler… de son premier bordel et de ce qui a suivi. Un besoin soudain de communiquer son vécu à son fils. En fait, on entre « dans » le récit du père – roman dans le roman. Ce n’est pas lui qui raconte, c’est le fils qui voit et qui raconte au lecteur ce que son père a vécu à Naples, ses aventures bordéliques, bien sûr, mais pas seulement. On le voit se lier d’amitié avec une clocharde répugnante, qui garde son petit chien pendant qu’il va au bordel. On a un aperçu des diverses classes de la société. L’auteur nous balade dans la Naples de la jeunesse paternelle, avec tout son pittoresque, et nous découvrons la vie de ce jeune homme de bonne famille, l’ambiance cossue et guindée de la maison et celle très vivante, de la ville, celle du musée fermé (mais dont on lui ouvre les portes, exceptionnellement). La vie dans toute sa crudité – on appelle un chat un chat mais sans rien de graveleux, c’est la réalité des bordels – mais aussi dans toute sa splendeur, son émotion, sa générosité. Et sa cruauté. À force de naviguer dans la Naples du père, on en oublie presque la situation du bateau échoué. L’auteur nous ramène brusquement à la réalité du Niger, où l’on se retrouve comme au sortir d’un rêve.

À noter la symbolique de la barbe paternelle (fleurie et odorante), dont le fils a toujours raffolé et que le père, au début du voyage, décide soudainement de sacrifier. En quelque sorte, il découvre son visage à son fils, il se met à nu, se met à son niveau d’adolescent sans doute imberbe ou peu barbu. Il se rajeunit. Peut-être aussi pour faire remonter ses souvenirs ? La coupe de la barbe semble un déclencheur… un peu magique. On est en Afrique, tout de même !

Les événements vont se succéder ensuite, comme si la vitalité du père, son essence-même, résidait dans ce symbole de virilité, dont il se défait volontairement. C’est peu après le sacrifice de la barbe que le bateau s’enlise. Le cours de la vie s’arrête. Et le père se met à parler, à se raconter. Rapprochement soudain pour rattraper le temps perdu ? Initiation ? Il confie au garçon ce qu’il a connu lui-même à dix-sept ans, son expérience de l’amour/sexe, de l’amitié (plutôt incongrue), de la transgression, de la mort, de la fidélité… Quelques jours après, il subira une crise de paludisme. Il n’a pas de quinine, il avait trop confiance en sa bonne étoile pour s’encombrer de médicaments.

Voilà un livre attachant, qui se lit d’une traite, très évocateur des lieux et des époques qu’il met en scène, un livre où la vie et la mort sont présentées sans ambages et, me semble-t-il, avec une tendresse certaine pour les personnages.

Isabelle Fable