Louis Scutenaire,  J’ai quelque chose à dire. Et c’est très court.  Cactus Inébranlable éditions, 2021.

          Le « Scut » n’est pas passé inaperçu dans notre Revue… Déjà, en 2013, nous avions été introduits chez lui, rue de la Luzerne, à Schaerbeek, suite à l’invitation de Pascale Toussaint, qui habitait depuis peu dans sa maison.  On n’oublie pas facilement le personnage, figure majeure parmi les surréalistes belges, ni son langage d’ indécrottable dynamiteur de mots et d’idées devant l’Eternel. Les éditions du Cactus Inébranlable ont voulu lui offrir une copieuse compilation et l’éditer en  format de poche, soit un volume tout de même de plus de 450 pages ! Il nous faudra une grande sacoche marsupiale pour la contenir à notre tour, cette œuvre foisonnante, rassemblée en aphorismes, réflexions, fictions, portraits, à quoi l’éditeur a joint des entretiens et quelques évocations par ses fidèles compagnons ou lecteurs complices. Il y aura donc « un peu de tout » dans cette bible de l’anarchie et de la pensée subversive ou explosive. On est loin de Pascal, de Vauvenargues et des moralistes classiques. Ces inscriptions, ces graffiti de l’esprit frappeur sentent fort la provocation, le non sens ou le sens de la dérision à tous les degrés de l’humour « vache ». Coups de gueule, coups de boutoir dans l’art de bien penser et de bien dire, rien n’arrête la liberté de parole du joyeux misanthrope. Durant plus de quarante ans, il aura noté dans son carnet toute la vibrante colère, l’ironie corrosive, le formidable culot des réflexions ou des trouvailles qui lui passaient par la tête. Et si la chose, devenue texte bref et cisaillant, vous fait parfois grincer des dents, plus souvent encore elle vous pliera en deux de rire ou vous plaquera au plafond de surprise : c’est que le drôle aura visé juste dans la cible molle de votre confort intellectuel, moral, social, politique ou même hygiénique…

Jugez-en par vous-même ! Scutenaire ne cherchait jamais le commentaire pédant ou savant. Ce qu’il aimait par-dessus tout, c’était de mâcher les phrases en crachant autour de lui, sur la table, sur votre serviette ou dans le petit jardin de son compère Magritte, les noyaux les plus durs, les plus incendiaires de son chaudron intérieur.

Je voudrais vivre assez vieux pour savoir ce que je deviendrai.

                              +

Je ne suis pas ennuyeux puisque je ne m’ennuie pas.

                              +

Enfant pour moi, je puis être vieillard pour un autre.

                              +

Je me déploie en moi-même.

                              +

Je suis un Pascal au nez bref.

                              +

Ils ont cent mille excuses mais ce n’en est pas une.

                              +

Saint-John Perse, mais il y a mis le temps.

                              +

Les philosophes sont des tumeurs de la réflexion.

                              +

 Le moi, c’est tout ce que j’ai retenu des autres.

                              +

L’ésotérisme est l’héroïne des intellectuels. 

                              +

Aimer sa liberté fait haïr celle des autres.

                              +

Le tombereau du Soldat inconnu.

                              +

Je connais le pays, il y a assez longtemps que j’y crève.

                              +

Chaque fois que je casse une assiette qui me plaît, je crois en Dieu.

                              +

Il arrive que ce soient les oreilles qui ont des murs.

 

Je poursuis l’absolu. Comme il galope !

                              +

Rien ne me lasse, tout me fatigue.

                              +

On n’agite pas les idées, on s’agite devant elles.

                              +

Répugnant à la facilité, je m’y livre sans retenue.

                              +

La joie de l’ouvrier enrichit son patron.

                              +

Pitié ! Faites-moi terne comme les autres.

                              +

Sois dégoûté, pas méprisant.

                              +

Je me porte sur mon dos.

                              +

Je ne suis ni humoriste, ni moraliste, ni essayiste, ni artiste, je suis le reflet de mon reflet.

                              +

Je pense, donc je fuis.

                              +

Un bon poète est aussi utile à l’Etat qu’un bon joueur de quilles.

                              +

Regarder la réalité en farce.

                              +

Tolérance est sœur du mépris.

                              +

Les dames languides et les grands esprits ont des états d’âme, j’ai des états de corps.

                              +

Je mesure mes pas, non point mes paroles.

                              +

Un pays libre est celui dont une poignée d’hommes a la permission d’exploiter les autres.

                              +

Le mal d’un autre peut vous guérir du vôtre.

 

Je suis, j’essuie.

                              +

J’aime la vie avec épouvante.

                              +

J’ai l’éternité derrière et devant moi.

                              +

 

          Sur ces profondes paroles, je vous laisse avec ce joli mot de Fréderic Dard à son sujet : Il aura fait davantage pour la Belgique que le roi Boudin et Eddy Mec réunis.

 

Mais je vois déjà le bougre griffonner sur sa tombe l’inscription :

Je suis très loin de penser chacune des choses que je dis.

 

Nous le ferons donc à sa place…

                                                                                                   Michel Ducobu