Marc Quaghebeur, Histoire, forme et sens en littérature – La Belgique francophone, tome 2 : l’Ebranlement (1914-1944)

Voici donc le second volume de cette trilogie qui se veut traversée en profondeur de l’histoire de nos lettres, avec une attention particulière portée, d’un côté, aux liens multiples qui se tissent forcément entre les faits politiques et sociaux et leur répercussion dans la littérature ; d’un autre côté, à la dépendance de nos lettres par rapport aux lettres françaises tout court : lettres françaises de Belgique, ou littérature belge de langue française.
Disons tout de suite que le pari est gagné : Marc Quaghebeur dispose d’une connaissance de nos lettres qui lui permet de souligner les temps forts d’une période, d’une école, d’un mouvement, sans se perdre dans les méandres d’une érudition inutile. Et les AML dont il a été la cheville ouvrière lui sont d’un précieux secours, par l’apport de manuscrits, d’articles peu connus, qui éclairent parfois d’un jour nouveau des images que l’on s’était faites parfois en se fiant à des poncifs.
Faut-il mettre un bémol à ces louanges ? Bémol, non, plutôt un souhait, mais qui supposerait un autre travail d’aussi longue haleine : la comparaison avec les autres littératures qui ont en commun l’usage du français, celle de Suisse romande, par exemple : il me semble qu’il y a là chez un Ramuz, par exemple, chez Gustave Roud, chez Jaccottet même, chez Albert Béguin, une certaine retenue, une valeur du silence et du recueillement que l’on ne trouve en France que chez des auteurs considérés comme secondaires, Maurice de Guérin, Marcel Arland, Henri Bosco qu’appréciait tant Bachelard. Par ailleurs, c‘est au cours de la période qui nous occupe qu’en France même certains auteurs ont pu faire carrière sans quitter leur province, Giono, Mauriac dans une certaine mesure. Air du temps, air du pays, plutôt que tempérament national ou voix du sang, qui ne sont que leurres. Et je ne puis m’empêcher de citer le beau texte de Victor Serge qu’analyse Marc Quaghebeur, p.388 :
Ecrire (…) une façon de vivre divers destins, de pénétrer autrui. Tous les personnages d’un roman, et jusqu’aux arbres de la forêt, jusqu’aux ciels s’intègrent à la vie de l’auteur puisqu’ils en jaillissent. L’écrivain prend conscience du monde qu’il fait vivre, il en est la conscience et il échappe ainsi aux limites ordinaires du moi, ce qui est à la fois enivrant et enrichissant de lucidité (Sans doute y a-t-il d’autres types d’écrivains, individualistes, qui ne cherchent que l’affirmation d’eux-mêmes et ne peuvent voir le monde qu’à travers eux-mêmes).
Il fallait, je crois, quelqu’un qui soit à la fois attaché/détaché pour souligner avec autant de force le lien entre le temps et le lieu, le lieu du séjour et celui des errances, forcées ou voulues, et les temps difficiles que vécurent les contemporains. Nous voilà bien loin des Déracinés…
Encore une fois, non une critique, bien au contraire : la somme de Marc Quaghebeur a cette qualité rare d’inviter le lecteur à chercher plus loin, à élargir ses horizons, et de faire tant soit peu le ménage de sa mémoire pour en balayer bien des poncifs. Autre trait marquant, cette fois dans les choix qu’il fait : il s’agit le plus souvent d’œuvres ou d’auteurs assez rares, comme Le Christ parmi les chômeurs de Plisnier, ou L’abbé Setubal de Maeterlinck , ou encore L’oiseau de paradis de Van Offel, mais aussi d’auteurs dotés d’une forte personnalité, d’une grande capacité d’indépendance mais aussi de modestie littéraire : Serge, que nous avons cité, et qui est l’un de ses auteurs de prédilection, Nougé, une sorte de bloc monolithe autour duquel les eaux se partagent, entre surréalistes belges et français, Ghelderode bien sûr, et Henri Michaux redécouvert…sans oublier Tintin. D’autres, comme Pierre Nothomb ou Maurice Gauchez, devenus presque illisibles aujourd’hui, seront là pour la place qu’ils ont occupée, les positions qu’ils ont prises.
Car il y a aussi ce grand point de rupture, que viendra accentuer le Manifeste du lundi – et là, le rôle e Franz Hellens est significatif, de même que dans le réalisme magique, promis à un bel avenir : y a-t-il une personnalité belge dans les lettres, ou bien sommes-nous seulement une sorte de satrapie irrévocablement liée aux destinées de notre grand voisin du sud ? Bien sûr, le rôle de la Belgique dans la guerre de 1914 y engageait (combien de ruptures avec tout ce qui était germanique, à commencer celle de Verhaeren avec Stefan Zweig, qui avait été son plus ardent thuriféraire). Petit pays, certes, à l’histoire bigarrée, mais qui tout à coup venait sur le devant de la scène.
Une conséquence presque inévitable : on en vint presque à placer la langue, la culture françaises sur un autel n’admettant point d’autre culte, à les enfermer dans un tabernacle qui les isolait de la foule des fidèles. Bien sûr, Valéry dirait un jour : Nous autres, civilisations, savons que nous sommes mortelles. Mais de là à se prendre pour le dernier des Mohicans…
Le livre de Marc Quaghebeur ouvre bien des portes et des fenêtres, c’est un grand courant d’air frais dans la vieille maison, le courant de la vie qui la traverse ; un livre qui n’apporte pas de solutions toutes faites, mais qui est de nature à faire réfléchir bien des lecteurs sur bien des sujets, à rendre vivant le passé, non en le travestissant au goût du jour, mais en y pénétrant sans préjugés, sans a priori.
Un livre, tout simplement. Avec tout le poids de vie, de chair et de sang, de voix et de chants que cela comporte. Comme le disait tantôt Victor Serge, à la fois enivrant et enrichissant de lucidité. Un livre.

Joseph Bodson