Marcel Leroy – Les chatons gelés – Editions Memory – 191 pages – 17 €

Il ne s’agit pas de petits félins frigorifiés, comme on pourrait le penser, mais de chatons végétaux qui n’arrivent pas à maturité et qui tombent à terre au lieu de donner fruit. Mais, même dans les plus mauvaises conditions, un chaton gelé peut s’épanouir, un enfant pauvre et peu instruit peut éclore en homme riche de pensée et de sentiment, peut éclore en poète, en écrivain. Car « il est des choses qui ne s’apprennent pas dans les livres et on peut être savant et ne pouvoir rien dire. Ce qu’il importe, c’est de sentir.».

Marcel Leroy est issu d’une famille nombreuse, deuxième de huit enfants, extrêmement pauvre, comme l’étaient en ce début du vingtième siècle tous les ardoisiers qui s’escrimaient à arracher à la terre la pierre bleue, lourde et fragile, dans des carrières qui tuaient par accident ou par silicose. Pour des salaires de misère. Et comme si cela ne suffisait pas, le seul soleil de ces pauvres gens était l’alcool, qui les tuait tout aussi bien et privait trop souvent les ménages du nécessaire.

A quatre ans, Marcel entre à l’école des bonnes sœurs, qui lui apprennent à lire et à calculer. A six ans, la grande école, dans une classe de quatre-vingts élèves, suite à la pénurie d’instituteurs, partis à la guerre (nous sommes en 1917). Et il verra défiler au cours de ses  années d’études une grande théorie d’instituteurs car aucun n’a envie de demeurer dans ce village perdu d’Herbeumont. La famille Leroy vivra dans une misère constante et le jeune Marcel sera souvent mis à contribution pour gagner quelques sous. Dès huit ans, il participe à l’arrachage des pommes de terre. A treize ans, il est arraché à l’école pour gagner sa vie sur un chantier (cinq francs par jour). Un peu plus tard, le voilà qui tombe dans le métier de ses pères et grands-pères, l’ardoisière, toujours pour cinq francs par jour…

Tout n’est pas noir cependant dans la vie de Marcel. Il prie « pour avoir du courage » et ne désespère pas quand il voit mourir ses rêves entre ses sabots d’ardoisier. Il réfléchit à l’injustice sociale et se demande pourquoi les « Rouges », avec leurs drapeaux, ont l’air de ne défendre que les incroyants : quelle différence entre le peuple croyant et le peuple non croyant ? Ce qui le sauve, c’est la lecture, c’est le rêve, c’est la poésie, toute naturelle chez lui, qui l’amène à sentir les choses et à supporter les aspérités de sa vie. Et elles sont de taille : il a longtemps dormi avec ses frères et  sœurs dans un grenier, où il était impossible de se tenir debout, dont le toit d’ardoises faisait une fournaise en été et dont les interstices laissaient passer la neige sur leurs couvertures. Le repas consistait souvent en un quignon de pain et un carré de sucre. Mais Marcel ne montre ni révolte ni amertume. Parfois, la famille a pu compter sur la charité de bonnes âmes, un curé qui les nourrissait, un docteur qui les soignait pour rien, un hôtelier qui offrait un lit aux parents en remplacement de celui que l’huissier avait emporté pour payer les dettes au boulanger, le menuisier qui a fabriqué gratuitement le cercueil de la petite dernière, morte de faiblesse à un an, et ce boucher, qui grattait la graisse de ses pâtés pour qu’ils puissent en garnir leurs tartines… C’est vrai qu’ils dormaient sur un lit de fougères, les enfants, et qu’il leur est arrivé de manger du renard, malgré son fumet un peu âcre et le risque d’être accusés de manger du chien…Mais la Semois est si belle, Marcel en est si proche et la nature offre des bonheurs tout simples et très précieux à qui sait les trouver…

Bilan du livre ? On se croirait dans un Dickens, et pourtant, cela se passait dans nos Ardennes il y a cent ans. Tout ceci nous est raconté sans emphase, en toute simplicité, et, à la différence d’un Dickens ou d’un Zola, c’est du vécu, et d’autant plus poignant. Comme le dit Frédéric Kiesel dans la préface, « ni trop plaintif, ni trop vengeur, ni manifeste, ni élégie ». Marcel Leroy a écrit pour le souvenir et a dédié le souvenir à sa mère. C’est un livre qui témoigne de l’ombre et de la lumière. Le destin n’est pas complètement écrit. Il reste à chacun la possibilité d’en changer le cours à force de rêve et de courage. C’est ce qu’a fait cet homme vrai.

« Quand, au matin, j’ai soulevé la trappe de mon grenier, le soleil éclatait partout. Dans la cuisine, il agitait un monde fait de poussières d’or qui sortaient des chancres et des craquelures que le balai de ma mère avivait dans le béton pavant la pièce. » Tant il est vrai que la poésie peut se trouver partout, même sous un coup de balai. Il suffit de la voir.

 

Isabelle Fable