bodartMarie-Thérèse Bodart, Les roseaux noirs  , Bruxelles, Samsa/Académie royale de Langue et de Littérature françaises, 2014,280p.

Ce roman, initialement paru en 1938, pourrait se résumer par cette phrase : « Les formes de l’amour chez l’homme sont les énigmes les plus inconnues de la nature ». Et probablement se clore sur celle-ci : « ne commencez jamais à faire souffrir des êtres ! C’est alors l’enfer, l’enfer qu’on se donne ».

Le premier chapitre de la première partie du livre commence dans les Fagnes, « pays taciturne ». L’atmosphère dans laquelle vit Noëlle est lourde. C’est à la fois celle du théâtre de Maeterlinck, des tableaux de Spilliaert et peut-être de la sensualité trouble de certaines gravures de Rops. Et c’est précisément à travers des ambiances lourdes, que l’auteur détaille les doutes, les peurs, les contradictions qui assaillent des personnages hantés par une faille de leur passé, rendus fragiles par le malaise des relations entre les femmes et les hommes, entre les parents et leurs rejetons.

Les protagonistes apparaissent successivement au fil des chapitres suivants. Ils révèlent peu à peu les liens qui les relient à la figure de Noëlle. Philippe, l’amoureux qui désire vivre avec elle. François, le frère cadet de celui-ci dont elle est éprise. Sa demi-sœur Léna qui a quitté la famille avant sa naissance et reviendra manipulatrice et vengeresse. Hubert, le père quelque peu abruti par la maladie. En seconde partie du roman, la lecture d’une sorte de journal intime de Thérèse, la mère, permet de pénétrer plus avant dans la vie du couple originel.

Marie-Thérèse Bodart emmène ses lecteurs dans les dédales des âmes qui cherchent en vain un amour dont elles sont dans doute incapables soit de donner, soit de recevoir et qui peut finir dans l’inceste. Elles sont sans cesse ballottées entre la culpabilisation, le désir, l’humiliation, l’orgueil, la sujétion, le dépit. Elles sont dans l’alternance de leur manipulation d’autrui  et de leur soumission aux autres.  Une exacerbation des sentiments, des émotions et des pulsions charnelles les habite en permanence ; ce qui ne les empêche cependant guère de se confronter à des moments de cruelle lucidité.  Même si les êtres que la romancière observe avouent une inaptitude récurrente à parvenir à se voir tels qu’ils sont.

Le roman chemine. Pas à pas, sans la hâte des fictions modernes. L’écriture approfondit des détails, progresse au milieu de soliloques torturés. Les personnages, bien que complexes, s’avèrent surtout inaptes au bonheur, peu enclins à la tendresse, appartenant avant tout à une des faces noires de l’humanité, celle qui reporte sur autrui ses échecs, ses maladresses, ses rudesses, ses lâchetés.

Une préface éclairante de Charles Plisnier donne trois pistes de décodage : « la fatalité de l’inceste », « la punition de l’amour » et « la contagion du péché ». Le scandale que provoqua ce livre résume, lui, une époque dans le fait bien réel que Marie-Thérèse Bodart fut alors exclue du collège verviétois où elle enseignait l’histoire.

Michel Voiturier