Martine Rouhart, La nuit ne dort jamais, poème image de couverture Suzy Cohen, éditions du Cygne, Paris, 2025 (58 pages, 2025, 12 euros)

Martine Rouhart et l’entre-deux du sommeil et
du rêve

La nuit certes, mais aussi l’insistance du sommeil, des absents, de la fatigue, des fantômes, de l’invisible… Se décline dès lors une écriture impressionniste dans des champs poétiques d’une parfaite homogénéité.

La forme n’émarge pas d’une procédure sibylline… Martine Rouhart en impose le tracé et s’affiche en totale liberté par rapport au poème- objet… Textes courts, préférence pour le sizain mais sans option, un ou deux vers pour associer l’air du temps au dit d’une humeur de vie…

Le cadre formel offre au lecteur une première lecture… La nuit qui vient, s’annonce, traverse l’écrit et se retire… Sans trop se soucier du projet, le poète restitue ses quartiers de solitude et se confie aux innombrables signes du jardin, pieds nus dans l’herbe, attentive au chant secret des oiseaux, fidèle aux ombres qui balaient sa mémoire avant de se dissoudre, frissonnant d’être (et de renaître) à la douce caresse du couchant, là où l’autrice Martine Rouhart et la veilleuse providentielle se confondent.

Le poème en éveil ne dort jamais comme les gris, les noirs, les vert foncé du décor. De fait, il se compose une marche, une danse, un hymne, voire une relation concertée entre sommeil et exploration mémorielle… Passent d’un souffle court les plaintes des morts, les soupirs des vivants assoupis, les inconnus en quête d’identité…

La structure géométrique des textes est révélatrice. Ni droite, ni carrée, ni polygonale, elle entre naturellement (comme par inadvertance) dans le tracé de l’observation ; et la chute procède de la même démarche. Souplesse du trait initial : « De branche en branche/les vies se replient » ; et doigté sensible de la chute : « la nuit tombe/un peu partout ».

Une poésie conçue dans le compagnonnage d’une imagerie vigilante, « à fleur de peau » et d’une sensualité vive et secrète, comme supposée : « J’ai rendez-vous / pour un vol / de nuit / avec l’autre / qui est en moi ».

La métaphore s’inscrit du début à la fin du « voyage », dépouillée de toute ostentation. Associée au « sommeil », elle affiche volontiers son dynamisme dans le délié : « Je me demande / si la nuit est là / pour dénouer nos vies / ou pour confesser / quelque chose de nous / que l’on ignorait » . Arrimée à la nuit elle fait son plein des « arbres qui se taisent », de « la présence indéterminée », de ces « absents » qui ont perdu la voix, du « petit peuple / silencieux / de nos fantômes ».

Dans la foulée, la  poète se dote d’une incise narrative de bon aloi et rigoureusement conforme à l’autonomie formelle qu’elle s’est choisie : « Parfois la fatigue est là / mais pas le sommeil / l’on se couche / sans qu’il nous attende / et les heures passent / à écouter les rêves de l’autre. »

Sur la toile du jardin, le jour s’est estompé et ne subsiste de sa lumière que formes profuses et impressions … Et ce sont bien elles qui composent le texte et privilégient les axes de composition.

Martine Rouhart devient pour un temps « Passeuse de vie » et « copiste » de la mémoire orientée. Double vie, double vue… Comment nier la complémentarité de ses deux emplois ?

Le passage à la réalité symptomatique du faux sommeil ne s’apparente guère à la solitude et le poète recourt aux personnifications pour s’en assurer : «On entend /…les arbres se parler / entre eux »… « On marche avec la nuit / et quelquefois / on se rejoint »… , sans oublier « le voyage muet au fond de soi »… la « présence indéterminée » de ces farouches « absents » qui « ont perdu la voix »…

La nuit ne dort jamais et marque son territoire en éveillant bruits diffus et « fantômes » (invités ou pas…). Mû par un souci d’orientation, le poète assure son propos (et le légitimise) en permanence : « un peu partout »… « sur la vitre »… « autour de nous »… « Au-dehors / au-dedans », et procède de même pour : « pour un vol / de nuit / avec l’autre / qui est en moi » .

In fine, Martine Rouhart s’interroge sur la prééminence du regard « éveillé » et ouvert aux choses de la nuit. Loin de la baudelairienne invitation au voyage, c’est à l’espace intérieur qu’elle réserve ses meilleurs soins : « On attendra l’obscurité / et que s’allongent partout des rectangles de lumière / pour voir clair en soi ».

Le rituel nocturne en sera le plus sûr garant et on sait combien le poète entend réserver à la nature, l’emploi de maître saisonnier, d’analyste et de mentor.

Le rêve s’y associe pleinement et récuse tout autre office, tout autre officiant que le poète lui-même.

Et c’est par son précieux concours que La nuit ne dort jamais revisite en son autrice les étages fabuleux d’elle-même.

 Les éditions du Cygne n’ont guère lésiné sur « le charme » et la qualité d’une édition toute vouée à l’incursion des concepteurs dans l’imaginaire de Martine Rouhart.

Michel Joiret