Michel Joiret, Les larmes de Vesta, roman, éd. M.E.O., 2019, 15 €.

Un roman que l’on pourrait presque qualifier de déroutant, tellement il tranche avec les précédents, qui étaient, eux, de ligne et de facture très claires. Des points communs cependant: le personnage principal (ici, les personnages principaux, car il y en a au moins deux) n’appartiennent pas à la foule, à la masse. Luc ou Lucius – l’homonymie est bien sûr voulue –  appartiennent à ce que l’on pourrait appeler le demi-monde des intellectuels. Ils sont très intelligents, mais ne sont pas bien-pensants, bien au contraire. Une sorte de nostalgie du loubard, un personnage qui les représente mieux que le BCBG, ou le fonctionnaire consciencieux. C’est pas moi qu’on rumine et c’est pas  moi qu’on met en gerbes, aurait dit Brassens. Professeur, oui, et même excellent professeur, qui sait rendre vivant, et même très vivant, son cours de latin. Ses élèves l’adorent. Mais voilà, la nostalgie est toujours ce qu’elle était, et nous le retrouvons vautré au milieu de ses agendas étalés autour de lui, comme feuilles mortes à l’automne, et bourré de mescaline – Michaux oblige. Malgré l’intervention de sa fille, qui le pousse à une cure de désintoxication, c’est la mescaline (Messaline n’en est pas loin) qui va l’emporter.

Mais Luc est-il aussi Lucius? Au début du roman, il y a alternance, puis les deux ont tendance à s’entremêler, et pour un peu, le lecteur s’allongerait sur le marbre du triclinium plutôt que sur son canapé. Luc et Lucius, des prénoms porteurs de lumière, mais aussi de lucidité. Leurs silhouettes, pourtant., ont tendance à se confondre. Et puis, que de points communs…à commencer par la femme. Car ce roman est aussi un roman profondément féminin. La femme, la mère, surtout, bien souvent souffre-douleur, battue, réduite à moins que la portion congrue, quand ce n’est pas à moins que rien, et qui devient l’objet de la pitié de son fils. Un fils qui découvre – mal – la sexualité. Initié de telle sorte qu’il aurait plutôt tendance à s’en écarter. Et puis, chez Marc comme chez Marcus, il y a l’oncle, une sorte de divinité tutélaire , qui va protéger son neveu, l’accompagner dans sa quête.

Ah! et puis j’allais oublier, la bonne chère n’est pas oubliée. Le héros du roman précédent, qui hantait les dédales de la gare du Midi et de ses trains, n’y aurait pas été trop dépaysé. Et puis aussi, pour Marcus, la mort de Pline naturaliste, avec une description époustouflante de l’éruption du Vésuve, sous le règne de Titus. Comme si vous y étiez. Une couche de cendre qui n’est pas sans évoquer la couche d’agendas qui recouvre, à la fin, le corps de Luc.

Faut-il chercher un sens à ce livre, à côté de la maëstria avec laquelle sont décrits les paysages de la ville éternelle, ainsi que ses us et coutumes? Oui, je le crois, même si l’auteur s’en défendrait sans doute. Et ici aussi, les prénoms nous seront d’un grand secours: la jeune amante de Lucius ne s’appelle-t-elle pas Bilitis, comme chez Pierre Louys, et la fille de Luc n’est-elle pas Antinea, tout comme l’héroïne touareg de l’Atlantide de Pierre Benoît, et entraîne à sa suite, comme un voile, un parfum d’aventure.  Et  pour Lucius, son alter ego latin, je ne puis mieux faire que de vous citer un passage de la toute fin du roman, un dialogue entre Lucius et Pline le Jeune.:

En traversant le forum d’Ostia, il (Pline le Jeune) s’arrête pour un regard distrait à un maître de langue latine qui s’adresse à une poignée de gamins. Une femme jeune encore se met à lui parler:

– Ce magister est passionnant. Son érudition  et sa bonhomie ont permis à mon fils de retrouver le goût de l’étude et le plaisir de lire.

Soudain plus attentif; le génial épistolier se tourne vers elle.

-Et d’où vient-il, ce précepteur?

-Nul ne le sait. On le dit affranchi gaulois, mais il pratique le latin mieux que les Romains eux-mêmes. On ne lui connaît pas de nom, ses élèves l’appellent « Maître » avec un grand respect.

Pline regarde l’homme et l’émotion déferle. Ce visage amène, ce sourire, cette élégance qui fait parole du moindre signe de vie et de lumière…La tristesse de quitter ses amis fait-elle de lui le jouet d’une hallucination?

Cet orateur gaulois dans les remugles d’un marché de province, cet homme aux tempes déjà grisonnantes, au regard ironique comme si le temps disputait son destin à l’impertinence des dieux, aux mains tendues pour accueillir l’enfant, le chaland, l’étranger, l’inconnu; cet homme dont les mots lui semblent sortir de sa propre bouche…

Il se détourne et s’en va d’un pas lourd. Il a cru voir Lucius, qu’il vient d’accompagner au port!! Un Lucius vieilli, qu’un dieu facétieux, dans le cours déraisonnable des comètes et des jours, aurait sorti du temps.

L’éternité, ici, est enclose en la vie de l’homme, et cette flamme fragile et vacillante, c’est  la jeunesse qui seule peut la recevoir et la transmettre. Il y a là, dans le rôle du pédagogue, une part de magie. Mais une magie sans secret, qui découle seulement d’une capacité d’accueil au monde, et d’accueil à la jeunesse.

Joseph Bodson