ottenMichel Otten, Paysages du Nord, études de littérature belge de langue française,  Le Cri, 2013, 310 pp, 29 €.

 

Cet ouvrage rassemble un nombre important d’articles publiés par Michel Otten, mais il n’a rien d’un patchwork: les lignes directrices s’en dégagent aisément, et leur ensemble constitue une véritable somme, reprenant sur des bases nouvelles la vieille discussion où s’illustra Edmond Picard: existe-t-il une littérature belge, distincte de la littérature française proprement dite? La démarche de Michel Otten est lucide, sans concessions, et laisse de côté l’aspect polémique et passionnel de la question. Il ne s’occupe que de littérature, et c’est, en l’occurrence, la seule clé acceptable. Oublions donc, pour l’instant, les recettes un peu faciles qui font du fantastique et de la BD les seules spécialités belges exportables.

Bien sûr, il ne nous est pas possible d’analyser en détail chacun de ces articles. Nous nous contenterons donc d’en détailler quelques traits qui nous semblent essentiels. Dès l’abord, une remarque s’impose: les écrivains français, en général, ne distinguent pas le symbole de l’allégorie. Pour beaucoup d’auteurs belges, par contre, le symbole prend sa source dans le subconscient. C’est ce qui explique la longue durée du symbolisme belge: en France, l’influence de Mallarmé sera assez vitre contre-battue, du fait que Mallarmé tourne le dos à la vie, pour s’adosser au rêve. Les courants nouveaux iront plutôt vers le naturalisme. En Belgique, chez Verhaeren, par exemple, l’évolution se fera plutôt du vitalisme vers le symbolisme. Grâce à lui, à Elskamp, Maeterlinck, et à Mockel qui les soutiendra dans sa revue La Wallonie, le symbolisme restera bien vivant jusqu’en 1914. De plus, ses tenants seront liés à l’Art nouveau, qui rencontrera peu de succès en France.

Chez Mallarmé, l’esthétique du symbole doit s’appuyer sur une métaphysique idéaliste. Il ne s’agit donc pas d’une tentative pour dévoiler la face cachée du monde, mais de jouer sur les significations du langage. En fait, le symbolisme français n’a pas eu accès à l’idéalisme allemand, ni au romantisme de l’école d’Iéna. En Belgique, Elskamp, Maeterlinck les connaissaient en profondeur, et s’intéressaient aussi aux mystiques flamands et rhénans. Verhaeren, pour sa part, était très lié avec Stefan Zweig et Rainer Maria Rilke. Il faut bien sûr compter aussi avec le complexe revanchard qui en France a suivi la défaite de 1870. L’intellectualisme français ne pouvait accepter la place importante que Schelling et Schopenhauer, par exemple, accordent à l’instinct. A cet égard, la déclaration d’Antonin Artaud, selon qui Maeterlinck a introduit le premier dans la littérature la richesse multiple du subconscient, est assez éclairante.

Voilà donc l’un des fils rouges qui courront tout au long du volume. Il est surtout développé dans les article Originalité du Symbolisme belge. Albert Mockel, Maurice Maeterlinck et la théorie du symbole, Situation du Symbolisme en Belgique, Réception du Symbolisme en Belgique francophone, dans la division Fin de siècle et Symbolisme. Mais l’on y trouve également  des articles éclairants sur Lemonnier (L’Hallali), Marius Renard, Elskamp et Maeterlinck, vus sous un autre angle. Bien sûr, il ne nous est pas possible, en ce maigre résumé, de donner une vue approfondie de l’ensemble. Mais, de toutes ces études, ce qui se dégage avec force, c’est l’ouverture d’esprit de Michel Otten, sa curiosité, la multiplicité de ses lectures (le vieux proverbe latin disant qu’il faut se méfier de l’homme d’un seul livre reste toujours vrai). On chercherait en vain chez lui des spéculations gratuites ou périlleuses: tout es réel ici, et le réel est approché avec suffisamment de nuances, et le sens des exceptions.

C’est bien là ce qui se dégage de son interprétation des Mémoires d’Elseneur, de Franz Hellens, à la page 127: Cette interprétation de Mémoires d’Elseneur, comme toutes les lectures  centrées sur un récit unitaire, a ses limites. Pas plus qu’aucune autre; elle ne peut prétendre épuiser la richesse du roman. Il est souhaitable qu’elle soit relayée, relancée par d’autres parcours de lecture qui feront apparaître d’autres faces du texte. La seconde partie de l’ouvrage a pour titre Modernismes de l’entre-deux-guerres. Elle traite principalement de Franz Hellens et de Ghelderode, mais prend aussi en compte Paul Nougé, Odilon-Jean Périer et André Baillon. Les études sur Michel de Ghelderode sont particulièrement éclairantes: Le jeu carnavalesque dans Don Juan ou les amants chimériques de Michel de Ghelderode, Faust selon Ghelderode. De la tragédie au music-hall, Le rite sacrificiel dans Barabbas de Michel de Ghelderode, L’Ecole des Bouffons de Michel de Ghelderode – La cruauté en peinture, La transfiguration des clowns (La Transfiguration dans le cirque de Michel de Ghelderode). Quête de l’identité, côté dérisoire, pessimisme tragique? En tout cas, désamorçage du sérieux par le burlesque, et influence de l’expressionisme. Ici, l’analyse de Michel Otten nous dirigera vers le futurisme, en donnant une vision véritablement renouvelée du sujet, en ayant recours à une culture très vaste, et en dépassant le cadre des lieux-communs sur lesquels s’appuie généralement l’approche d’auteurs célèbres. Toujours à propos de Ghelderode et du carnaval, il se référera très justement aux études de Bakhtine, la fête du temps destructeur et régénérateur, et par la suite au dadaïsme, au Bauhaus, à Meyerhold.

Enfin, la dernière partie, Horizons contemporains, nous entraînera du côté de Paul Willems, avec des analyses particulièrement sensibles sur le temps et l’éternité, les connotations, les reflets. opposant « ceux de la ville » aux « grands rêveurs ». On y trouvera également Guy Vaes, Jean-Pierre Otte, Paul Emond, Pierre Mertens. Et l’ouvrage se clôturera sur deux belles études: Paysages d’exil (un scénario récurrent dans le roman belge des années 1980-1990), et L’espace double dans le théâtre spiritualiste belge.

On pourrait presque parler, à son propos, d’une double lecture: l’une situant l’œuvre, et ensuite, une approche en profondeur de l’auteur, que l’on pourrait presque comparer à l’art du rétiaire, enveloppant son vis-à-vis dans un filet de plus en plus serré d’approches diverses, tout en respectant la liberté d’autres interprétations. On n’est pas loin, là, de ce que Charles Du Bos entendait faire dans ses Approximations. Et cette approche s’adapte aussi bien à des travaux de longue haleine, comme l’édition des Poésies complètes de Verhaeren qu’à des études plus ponctuelles. Ainsi, il aura établi, dans cet ouvrage, aussi bien la fois la distance qui sépare les symbolistes belges des français, que la remarquable continuité d’inspiration, sous-jacente parfois, entre les différentes générations d’auteurs qu’il étudie. Il a ainsi largement mérité la reconnaissance du public lettré ainsi que des spécialistes.

Joseph Bodson