Pascal Manoukian, Le Cercle des Hommes, éd. du Seuil

Il faut savoir lire lentement. Ecrire aussi, parfois. Qualité oblige. Et c’est certainement le cas avec ce superbe roman inventif, porteur d’un sublime message, avec aussi le ton du divertissement tant on souhaite croire en l’intrigue.

Il n’y a que des héros et des héroïnes de tous les jours dans ces pages pensées dans le décor de l’Amazonie.

Quelques indiens, les Yacou, se sont volontairement limités en nombre pour jouir avec densité d’un substrat de vie préservée de ce qu’on appelle d’habitude la civilisation.

Un homme d’affaires, égaré aux commandes de son avion survole le « Cercle des hommes » quand survient l’accident.

Pertes de repères, bien sûr et prise de connaissance, étonnante, avec les Yacou :

« Peine reprit l’avantage :

  • Les Yacou ne s’affrontent pas. Ni entre eux ni avec personne. Les guerres ont perdu toutes les tribus qui croyaient la gagner. La violence détourne de la sagesse ceux censés les guider et les rend fous ».

Pas trop mal tombé, Gabriel, notre héros, aura du mal, prisonnier parmi les porcs dans un enclos, à faire comprendre qu’il est un être humain.

L’auteur ironise ainsi sur notre humanité véritable à questionner où elle se situe vraiment. L’épreuve est lourde de sens à montrer une adaptation inversée à une réalité qui l’est tout autant :

« La première moitié de la nuit l’éloigna pourtant de son rêve d’humanité. Il se vida de toutes parts, se couvrit de vomissures et d’excréments, les lèvres en sang, le ventre déchiré par l’acidité des fruits encore verts auxquels il n’avait pas su résister ».

L’adaptation sera obligatoirement patiente, efficace.

Se pose la question d’une sorte de confinement en un lieu ou une situation improbable ou imprévue ce qui, dans les circonstances actuelles, vous rappellera certainement quelque chose…

L’auteur use d’un langage innovant étonnamment proche d’une réalité anthropologique que l’on sent sincère.

Et, bien sûr, mais sans cliché aucun, ce roman est l’apologie d’une Nature à préserver, l’auteur égratignant au passage, et à juste titre, le pouvoir en place au Brésil.

 

Sorte de Robin des Bois malgré lui, le héros, y compris au travers d’épreuves chamaniques révélant la prise de conscience d’une beauté perpétuée par tradition et sans dommage pour la Nature, s’active les neurones entre deux mondes : celui d’où il vient avec de criants mais coûteux avantages pour la prise de conscience personnelle et/ou globale et celui dans lequel il tombe sans qu’on en fasse pour autant un demi-dieu, se suffisant s’être rabaissé ou plutôt relevé à « Homme-cochon ».

L’homme rabaissé à une prise de conscience animale sera-t-il révélé à lui-même à travers une paternité inattendue ?

« Il n’existait pas de mots pour dire « maman » ou « papa » en yacou, ni pour dire « merci ». Les enfants appartenaient à tous et l’entraide, nécessaire à la survie du peuple du Cercle, ne se questionnait pas. Comme l’eau, l’air, la forêt et tout ce qui entourait la tribu, elle était naturelle ».

Monde réel ou inventé, en opposition à nos démesures, le récit a quelque chose d’idéalisé, mais de poignant, suggérant la lutte pour la préservation de l’Amazonie. Les Indiens éprouvés autrefois d’avoir quitté le « Cercle », vont-ils accepter de suivre Gabriel ?

Et lui, où donc le mènera cette étonnante expérience involontaire ?

D’autres romans se sont frottés au thème aventureux de la forêt amazonienne. Certaines mentalités changent. Ceci n’a rien à voir avec « Le Roi Vert », le roman de Sulitzer paru dans les années 80.

Aux antipodes des idées occidentales de compétition, ce roman, outre de faire prendre conscience, nous enthousiasme par le ton, le style vif et arraché qui fait jaillir la forêt des corps et vice-versa avec ce quelque chose d’indéfinissable qui donne du crédit à un vrai travail d’écriture pensée jusque dans les sons à bousculer l’ordre des mots et du langage, rendant tout « authentique » :

« Au cinquième soir seulement, pour reposer un peu leurs muscles, ils s’accordèrent quelques heures s’écroulant au pied d’un arbre sans même allumer de feu, exhortant les hêtres à les laisser

tranquilles, se relayant pour pousser de longs cris, comme des sirènes pour prévenir de l’urgence, réchauffant leurs corps nus en les emmaillotant de feuilles.

 

Gabriel couvrait sa fille, comme lui avait appris sa mère-cochon ».

Patrick Devaux