Philippe Leuckx, Doigts tachés d’ombre, poèmes, éd. du Cygne, 59 pages, 10 €

Prends la première rue/ Profite de ce linge bleu qui tombe / L’heure ne coule pas encore / Vers la moisson sombre / Des arbres dévêtus.

Ainsi débute ce recueil. Comme un écolier, quand quatre heures sonnent, et qu’il va s’éloigner de l’école, les doigts tachés d’encre, après avoir fait ses devoirs…Le poète, lui aussi, à la fin de sa journée, quand plus rien ne lui appartient, ainsi que le dit l’exergue de Rémi Faye. Comme si cette désappropriation du paysage, des choses, des gens, qui ne sont plus qu’un vague murmure, le bonsoir à moitié muet d’un revenant croisé dans l’ombre et le brouillard qui n’est déjà plus lui-même que brouillard de l’ombre…Nacht und nebel. Mais ne serait-ce pas là, en ce moment imprécis, entre chien et loup, que prend naissance la vraie poésie?

Les rues, les paumes, leitmotiv, reviennent dès le second poème= Je vais par les rues calmes et poudreuses/ Toutes les maisons sont sourdes/ Taupes lourdes et aveugles/ Sur mes paumes. Comment s’étonner dès lors si Les rues ne sont presque plus des rues (III), 

Dans leur simplicité voulue par le poète, les grands thèmes, comme des voiles, n’ont plus qu’à se dérouler, la beauté de la rue, la fatigue heureuse, c’est le pain de la nuit, le sourire des enfants…Nous avons des nuits plus belles que vos jours, écrivait d’Uzès le jeune Racine à La Fontaine, et rien n’est plus vrai que cette douceur des nuits de Provence…et si la tranche de pain devient tranche de main, il n’y a pas loin de la main à la  mie

Qui vous a pris le bras un soir de détresse (IX) et Profite que les gens dorment/ Pour nager dans les rues: n’est-ce pas ce que font les enfants, prompts au somnambulisme, en grandissant, sur le bord rugueux de leurs rêves? N’est-ce pas ce que fit Rimbaud, tendant un fil de clocher en clocher pour y danser? Le retour à l’enfance, qui nous est rarement donné, n’est pas nécessairement une régression, mais bien une progression, différente cette fois. Retrouver les mots essentiels, la main, la rue, qui s’ouvrent pour donner, et pour montrer le chemin.

Déjà s’enfonce/ Notre enfance légère/ Enfouie dans le miroir des commodes/ Sans un cri

Il est bien vrai que ces papiers égarés, ces maisons vides, les doigts tachés d’ombre, les visages perdus ont en soi quelque chose de désespérant, la peur du vide, toujours, qui est perte d’équilibre, mais c’est marcher qui compte, comme le disait Victor Hugo: Chaque homme dans sa nuit marche vers sa lumière, mais nous n’en savons, bien sûr, ni le jour ni l’heure.

Et parfois nous nous croisons comme des ombres vagues, un peu d’encre sur le bout des doigts. Ecrire la nuit…Le recueil se termine par quatre textes épnymes, parmi les plus beaux que Philippe nous ait délivrés.

 

Joseph Bodson