Propos recueillis par Noëlle Lans

Ouvrages de poésie, littérature jeunesse, romans, essais… l’œuvre de Pierre Coran est vaste ! Vaste et impossible à résumer ! Quelques réponses à quelques questions pour approcher l’homme et son parcours.

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Vous naissez en 1934 à Saint-Denis en Brocqueroie, dans la banlieue de Mons. Des liens particuliers vous lient-ils au Borinage, qui n’est pas situé très loin géographiquement ?

Dès l’adolescence, je pratique le jeu de paume en équipe. C’est donc comme ‘pelotari’ que je vais découvrir, de ballodrome en ballodrome, de public en public, l’accueillante diversité des localités boraines. Plus tard, des animations scolaires me permettront de connaître le Borinage à hauteur de cœur.

À l’âge de 9 ans, vous écrivez vos premiers vers rimés… que vous cachez sous l’aquarium de la classe ! Les poissons rouges vous ont-ils encouragé à poursuivre l’écriture ?

Je n’ai pas fêté mon sixième anniversaire. Le 11 mai 1940, la Seconde Guerre mondiale a un jour. Prévoyant ce conflit et ses conséquences, ma mère m’apprend à lire à cinq ans. Dès lors, dans la classe unique des garçons du village, mon travail d’école terminé, je m’amuse à composer de courtes fables. Les poissons rouges ne m’ont jamais paru importunés par mes écrits secrets.

Adolescent, vous créez l’événement en versifiant vos rédactions !  D’où provient ce don  ?

À l’École Moyenne de l’Athénée de Mons,  je décide de versifier mes rédactions, quel qu’en soit le sujet, au grand dam de mon professeur de français qui peinait à coter la poésie. Ordre me fut donné de choisir dorénavant la prose. En vain… Le don est un privilège qui ne s’explique pas. C’est dans la constance, la qualité progressive, la durée de l’écriture qu’il se mesure.

Considérez-vous le vers libre comme le parent pauvre du vers rimé ?

Pas du tout ! Le vers libre, comme le vers rimé, a besoin d’une certaine rigueur afin d’éviter d’être limité, consciemment ou non, à un premier jet encore imparfait.

Avant de diriger l’École d’Application de l’École Normale de l’État à Mons, et de devenir plus tard professeur d’histoire de la littérature au Conservatoire Royal de Mons, vous enseignez durant vingt ans dans la mouvance de la pédagogie Freinet. Pourquoi privilégier ce mode d’éducation ?

Lors d’un Congrès pédagogique, j’ai eu la faveur, par pur hasard, de rencontrer Célestin Freinet lors d’une nuit d’insomnie partagée au bar éteint d’un hôtel d’Alsace. Ce fut une révélation. La pédagogie  Freinet est plus qu’une méthode, c’est un esprit qui donne à l’élève une dimension nouvelle, plus personnelle, plus responsable, mieux adaptée à ses goûts et possibilités (via le texte libre et le dessin grand format, par exemples).

Ecole d’Erbisoeul

Vous avez marqué le monde de l’enseignement puisque plusieurs écoles portent votre nom dans la Province du Hainaut (et peut-être ailleurs ?).

Pour un écrivain, donner son nom, de son vivant, à deux écoles : Mons et  Erbisœul-Jurbise ainsi qu’à la Bibliothèque de Fontaine-l’Evêque (section jeunesse) est un grand honneur qui éveille une vraie fierté.

Ecole Pierre Coran à Mons

Une date clé dans votre parcours : 1958 ! Vous épousez Irène, institutrice et élève en Arts parlés au Conservatoire Royal de Mons, qui deviendra « la » complice artistique absolue de la plupart de vos projets – multiples et variés au fil du temps ! N’est-ce pas jubilatoire, pour un couple, de partager « tout » de façon aussi intense ?

En ce printemps 2018, Irène et moi fêtons nos noces de diamant : soixante années de bonheur pour une épouse récitante passionnée de théâtre et un mari poète et sportif. La réussite d’une belle amour est complicité en l’absence de tout égotisme.

.       Irène et Pierre – début des années ’70 :  Irène lit « La belle Amour » à Pierre en 1978

Mémorable aussi, l’année1960 qui voit naître votre fils Carl (qui choisira comme nom de plume Carl Norac – anagramme de Coran). Carl Norac n’a rien à envier à Pierre Coran puisque qu’il mène également, de son côté, une brillante carrière littéraire. Père et fils, tous deux écrivains !  Comment vivez-vous cette situation ?

Nous avons voulu que notre fils soit lui-même, dès l’enfance, mais qu’il garde le sens ô combien précieux de la famille. Sa réussite humaine et littéraire nous rend heureux. Savoir qu’en France, l’École Publique Élémentaire de Neuville-aux-Bois porte désormais le nom de Carl Norac nous comble d’aise.

En 1960 encore, vous créez la revue « Le Cyclope » (1960-1966) autour de laquelle gravitent le « Prix Cyclope de poésie » réservé aux moins de vingt ans et un cabaret littéraire animé par Irène Coran, auquel participe aussi Alain Miniot. Un souvenir marquant de cette époque ?

La remise du « Prix Cyclope » au 29e étage du Martini Center mis gracieusement à notre disposition deux heures durant !  Sans oublier « Le Grenier aux Chansons »  de Jane Tony proche de la Grand-Place de Bruxelles où Irène et Alain Miniot qui reste un ami cher s’illustrèrent.

Votre premier roman « Les incurables » (Pierre De Méyère) paraît en 1965 et évoque le traumatisme créé par la mort de votre père, tailleur de silex, victime de la silicose… comme tant de mineurs du Borinage. Quelle est votre relation au monde de la pierre?

Ce n’est pas le silex qui a tué mon papa à 41ans, c’est l’irresponsabilité, la négligence coupable des patrons de l’époque, mines et carrières, peu à l’écoute de leurs ouvriers confrontés à la poussière.

Les animaux, que vous respectez, aimez et défendez farouchement, interviennent de façon récurrente dans nombre de vos écrits et votre cadre de vie, niché dans la verdure, est on ne peut plus bucolique ! Quel rôle la  nature joue-t-elle dans votre vie?

La Nature est reine à l’orée de notre bois. Irène est la soigneuse des fleurs et je suis le restaurateur des animaux lesquels, en retour, alimentent mes fables.

En 1966, vous êtes lauréat du « Prix du Hainaut » pour la publication d’ « Enfants du Monde » (Pierre De Méyère), une anthologie de poèmes d’adolescents de quatorze pays qui sera saluée par Raymond Queneau. Êtes-vous entré en relation avec cet écrivain par la suite ?

Je n’ai pas eu la chance de rencontrer Raymond Queneau ni Jacques Prévert d’ailleurs, et c’est dommage car tous deux ne sont pas étrangers à ma façon de donner vie aux mots.

Des années plus tard, vous animerez des classes en Belgique, comme en France, en Allemagne, au Sénégal et en Louisiane. Les enfants sont-ils les mêmes partout ? Certains vous ont-ils particulièrement ému ? Dans quel pays ?

Quel que soit le pays, l’enfant n’est pas poète (pas encore !) mais il est poésie. Il aime lire, dire, mimer, jouer des poèmes qui privilégient le rythme des vers et l’humour des mots. Plus il se complaît dans l’imaginaire, meilleure est sa perception du réel. C’est ma conviction profonde d’enseignant et d’auteur.

Des extraits de « La Belle Amour » (Louis Musin) que vous écrivez pour Irène en 1969 sont mis en musique et chantés par Charles Dumont qui vous invite à les écouter à L’Olympia et à Bobino. Comment avez-vous vécu cet événement ?

Se retrouver au deuxième rang à L’Olympia et à Bobino pour y applaudir Charles Dumont chantant mon poème : « La femme qui dort » fut et reste un moment marquant de ma vie.

Quelques années plus tard, en 1974, dans le cadre des Biennales internationales de Poésie à Knokke, dont le thème est Poésie et Enfance, ont lieu le tournage et la projection du film « La chasse au trésor » qui vous est consacré, ainsi qu’à l’animateur Emile Hesbois. À cette occasion, vous rencontrez Léopold Sédar Senghor, Président du Sénégal, et poète universel.

La rencontre avec Senghor se déroula, de poète à poète, en toute simplicité. La projection du film : « La Chasse au Trésor »  avait pour but d’opposer deux univers : celui de la création poétique et celui de l’animation. En fait, le film montra et démontra la complémentarité du travail d’Emile Hesbois et du mien. 

Les années suivantes, vous écrivez et coproduisez une série télévisée « Flic, l’écureuil »  dont votre épouse dirige la manipulation des marionnettes créées par sa compagnie : Le Théâtre du Doudou. En 1979, vous êtes Lauréat à Château-Thierry du « Prix Jean de La Fontaine  » présidé par Armand Lanoux. Vous écrivez aussi les 78 scénarios et dialogues de la série télévisée « Gil & Julie ». Et vous êtes toujours enseignant ! Votre puissance de travail est considérable : où puisez-vous votre énergie ?

Vingt-cinq ans de sport actif, une bonne hygiène de vie et un plaisir permanent de l’écriture expliquent la force et la durabilité  de mon énergie créative.

Remise du Grand Prix de Poésie sur France Culture avec Roger Bambuck, Ministre de la Jeunesse et le comédien récitant  Daniel Mesguich

En 1989, vous êtes Premier lauréat du « Grand prix de Poésie pour la Jeunesse » à Paris. Le jury est présidé par Claude Roy et lors de la remise en direct sur France Culture, vos poèmes sont lus par Daniel Mesguich. De façon convaincante ?

La lecture de Daniel Mesguich sur France Culture fut très vivante comme le furent plus récemment, sur album-disque, celle de Denis Lavant, de Valérie Karsenty et de Natalie Dessay.

Le manuscrit primé à Paris « Jaffabules »  est publié l’année suivante chez Hachette (Le Livre de Poche). Et il ne cessera d’être réédité ! Fabuleux destin pour cet ouvrage !

« Jaffabules » est mon livre – fétiche. En librairie depuis 1990, il en est à sa sixième édition. Dans la même collection de poche, il a été rejoint par « Amuserimes » qui figure parmi les candidats de l’actuel « Prix Bernard Versele » décerné chaque année par un jury d’enfants.

Au fil du temps, votre bibliographie s’enrichit de nouveaux ouvrages, auxquels on aimerait s’attarder. Vous êtes considéré comme un auteur majeur en littérature jeunesse mais également prolifique en littérature générale (poésie, romans, contes, essais…). Si vous ne deviez retenir qu’un seul livre, ou un seul texte à laisser « en héritage »  au monde, quel serait-il ? Et pourquoi celui-là ?

Un seul livre ? Ce serait « Le Commando des Pièces-à-Trou », une trilogie aujourd’hui épuisée et que je souhaiterais voir rééditée. Cette œuvre romanesque relate mon enfance de guerre entre peurs et rires parmi des 9-12 ans qui ne jouaient pas à la guerre comme maints jeunes d’alors mais se voulaient résistants et le furent, à leur façon. Au sein du court métrage de Pierrôt De Heusch tiré de cette trilogie, Michel Galabru est mon grand-père et Daniel Prévost mon maître d’école.  Incroyable mais vrai !

Notons encore – parmi d’autres distinctions : plusieurs fois candidat belge au « Prix Hans Christian Andersen » (organisé à un niveau mondial) ; « Prix de la Communauté française pour le rayonnement de la Littérature de Jeunesse  » (2007) ; « Prix de la Pensée wallonne » (2008) ; titre de « Personnalité Richelieu Belgique-Luxembourg » (2014)… Quel est le sentiment qui domine lorsque l’on est ainsi reconnu, valorisé ?

L’âge venant, se savoir apprécié par des lectrices et lecteurs de tous âges vivant dans maints pays procure à l’auteur une sorte de vertige agréable. Je rends grâce à mes traducteurs et principalement au poète américain, Norman Shapiro, mondialement célèbre pour avoir traduit l’œuvre complète de Jean de La Fontaine.

Vous jouissez aujourd’hui d’une réputation internationale et sortez pratiquement chaque année un nouvel ouvrage.

À sa demande, sont parues, en édition bilingue, chez l’éditeur de Boston, Black Widow Press, deux fois cinquante fables joliment mises en images par Olga Pastuchiv, une des illustratrices les plus connues aux U.S.A. : « Fables in a Modern Key » (Fables à l’Air du Temps), en 2014 et « Fables of Townand Country » (Fables des Villes et des Champs ») , en ce printemps 2018.

2017 a vu la réédition aux éditions M.E.O. du roman « Mémoire blanche » (paru au Seuil en 1997), qui raconte la lente remontée d’un jeune alcoolique vers la guérison. Pourquoi avoir choisi ce thème ?

Mon roman « Mémoire blanche » a sauvé des vies. Des malades alcooliques se sont identifiés à mon personnage central et, comme lui, sont devenus abstinents grâce notamment à l’action bénéfique des A.A. (alcooliques anonymes). C’est un homme de qualité que la boisson mua en épave qui m’a amené, dans un premier temps, à étudier son cas puis d’en tirer un roman dur mais nourri d’espoir. Je sais gré à Gérard Adam des éditions M.E.O. d’avoir récemment réédité le livre.

Si vous pouviez formuler un vœu pour l’humanité ?

Un vœu pour l’humanité ? Bannir à jamais l’indifférence pour la différence.

Et pour vous-même ?

Un vœu personnel ? Je vais le résumer en trois pensées extraites de « L’ABC du (petit) Philosophe », un album à paraître prochainement aux éditions « À Pas de Loups » :

 * Ne médis pas, médite.

* Où est l’impossible puisqu’une chenille finit, tôt ou tard, par voler ?

* Il suffit d’une luciole pour diamanter la nuit.

 

Poème « À Saint-Denis en Brocqueroie » de Pierre Coran.

À Saint-Denis en Brocqueroie,

La terre est trous, le ciel est bois.

 

Jadis, le grain usait les meules

Des deux moulins de l’Obrechoeul

 

Et, à l’abbaye, des machines

Roulaient le coton en bobines.

 

De nos jours, l’abbaye revit.

Le cœur y bat, l’art y fleurit

 

Et  l’onde des étangs propage

Les échos  d’un pays sans âge.

 

Ma famille en sa terre dort.

Sans n’être plus, j’y suis encore

 

Et je me plais, comme autrefois,

À Saint-Denis en Brocqueroie.