Une histoire où les mots et les objets sont des protagonistes

Rossano Rosi, Hanska, Bruxelles, Impressions nouvelles, 2016, 238 p., 18 €

Cette histoire commence de manière très littéraire en se basant sur une approche particulière d’un mot. Ce mot, « béret », conditionne en effet le personnage qui sera le narrateur s’en allant accomplir son service militaire.

Un second mot vient se greffer au premier. Celui, plus exotique, de « fedayin », en liaison avec les attentats contre les athlètes juifs lors de jeux olympiques de 1972, ce qui insère une temporalité historique dans un livre navigant sans cesse du présent au passé. Car dans ce roman qui parle de l’immigration italienne en Belgique, ce qui concerne le langage occupe une place essentielle. La langue sera, selon les circonstances, militaire, locale, régionale, maternelle, manuscrite dans un carnet paternel, imprimée dans un livre de Jules Verne parmi d’autres.

Les parents du jeune conscrit ont donc vécu « cette bizarre deuxième existence que constitue l’immigration ». Et voilà que lui, le fils, est confronté à une autre immigration, celle de la caserne, monde inconnu, où s’impose la notion d’ « ennui », où rien n’est comme en famille, où ce n’est pas non plus comme à l’université dont il vient. Là, c’était un autre vocabulaire qui fit de lui un intellectuel cultivé, cinéphile, lecteur.

Du coup, ce rejeton de deuxième génération s’interroge sur une série de vocables liés à la biographie de sa tribu, de son apparente classe sociale initiale de petits ouvriers mineurs ayant subi leur sort. Et de se questionner alors à propos d’autres mots qui auraient dû soutenir d’autres comportements : « résistance », « audace », «  courage », «  lâcheté » face au racisme, à l’exploitation, à la passivité générale.

Alors mot fétiche par excellence, le concept de « liberté » impose de se demander comment et pourquoi, finalement, concrètement, c‘est autre chose qu’une théorie. Voilà ce que révèlent les absurdités liées à l’usage rigoureux du règlement de l’armée et de sa discipline. Mais également débarquent les autres sens à découvrir dans d’autres écrits.

Ce roman étrange et envoutant s’avère prétexte pour une confrontation entre les idées surgies, les idées reçues, leur adéquation ou leur divergence avec la possibilité de les mettre en pratique dans l’action. À comprendre  si se sont celles du père qui  l’avaient mené à une vie morne et sans soubresauts. La réflexion porte également sur les apparences et ce qui les différencie de la réalité : quels rapports entre les guerres actuelles et le fascisme sous Mussolini ? quels liens régissent les relations entre les gens en fonction des habitations les abritant ? quels mystères subsistent lorsque tout n’a pas été dit sauf peut-être à demi-mot ?

Une séquence intitulée « dictionnaires et grammaires » donne une des clés de cette histoire insolite qui brasse le temps, qui tisse des analogies entre l’existence du père et celle du fils autour des mots écrits par l’un et que cherchera à déchiffrer l’autre, mais aussi des mots composant une lettre de Hanska jamais lue même après sa mort. Alors tous ces vocables qui contiennent le savoir indiquent l’importance des objets que sont bouquins, essais grammaticaux, lexiques, glossaires. Comme trois d’entre eux, réunis par leur phonétique désignent  des lieux emblématiques de cette narration : caverne, caserne, taverne.

Si l’on désire user des procédés chers au structuralisme, on se penchera également sur le titre de ce roman. Le prénom Hanska incite à penser à Balzac et à la femme qui fut l’amour de sa vie en premier lieu de manière épistolaire. La prononciation du patronyme amène aussi à croire que ce que Rosi a conçu est une analyse de situation, – « en ce cas » – avec l’élision orale du ‘e’ du déterminant démonstratif. Ces pistes linguistiques sont nées des mots, elles aussi. Il ya dans ce livre quelque chose qui fait référence à la densité de Dans le labyrinthe de Robbe-Grillet. C’est un plaisir supplémentaire.

Michel Voiturier