Sophie Basch, Rastaquarium, Marcel Proust et le « Modern style », Arts décoratifs et politique dans A la recherche du temps perdu, Brepols, 2014, 192 pp.

Un livre remarquable à tous points de vue, la présentation, les illustrations, le contenu documenté et original, contribuent à en faire une œuvre de premier plan.

Au début du 20e siècle, l’Art nouveau tel que nous le connaissons pour la Belgique,  le Jugendstil allemand, le Wiener Werkstätte en Autriche, le mouvement Arts and Crafts en Angleterre, tous, avec des idées parfois fort disparates, prônaient de profondes modifications dans l’architecture et la décoration.rasta.L’expression même, Art nouveau, est née en Belgique. Dans un article de 1884, paru dans L’Art moderne, Edmond Picard écrivait en effet: Nous créerons (…) un art de nature, primitif, sans affectation d’aucune sorte; un art s’éloignant du pastiche et de la décadence; un art compréhensible au plus grand nombre, me semble-t-il. Cherchons donc nos émotions dans la nature même, et délaissons un peu les musées, si ce n’est pour nous nourrir du « savoir » des maîtres, sans chercher à les imiter. Trois ans plus tard, sollicité par Elskamp et van de Velde, Camille Lemonnier parlera, dans la même revue, d’un art nouveau.

En Angleterre, William Morris avait lancé le mouvement Arts and Crafts, qui idéalisait le travail de l’artisan, et préconisait le retour à la simplicité dans l’architecture et l’ameublement. Ruskin reprendra le flambeau, en écrivant La Cathédrale d’Amiens, que traduira Marcel Proust. Il est vrai que ses connaissances en anglais étaient assez limitées, et qu’il dut se faire aider par sa mère et par Marie Nordlinger.

Cependant, ces styles nouveaux, influençant peu à peu tous les domaines artistiques, musicaux et même littéraires, allaient provoquer en France une véritable levée de boucliers. Les caricaturistes s’en donnèrent à cœur joie: un curé en bicyclette, c’était très modern’style, de même que deux dames dansant ensemble. L’apostrophe faisait très british, cependant que l’expression elle-même était inconnue en Angleterre…Et l’on en vint ainsi à des assimilations hâtives, à des jugements pour le moins téméraires…Il est vrai que ces différents mouvements avaient été adoptés et suivis par la gauche européenne, notamment à Munich et en Belgique. La vieille droite française, nationaliste à tous crins, chauviniste, raciste à outrance, ne pouvait que se rebiffer. Il n’empêche que l’on reste sidéré par le concentré de bêtise et de méchanceté, par l’absence totale d’ouverture vers l’extérieur, que révèlent des textes d’auteurs parfois assez connus. Et la Belgique était une cible souvent visée…

Le terme rastaquouère, quant à lui, remonte à une comédie de Meilhac et Halévy, Le Brésilien, en 1863: trois ans plus tard, il fut repris par Offenbach dans la Vie parisienne. Appliqué d’abord aux Sud-Américains, il fut bientôt employé de façon plus large, englobant aussi les Juifs. Le Modern’Style n’eut d’ailleurs en France qu’une existence assez courte, grosso modo de l’Exposition de 1900 à 1910, pour dégénérer ensuite en prétentieuses boursouflures. Le terme Art nouveau n’y était guère connu: c’était typiquement belge. Robida lui-même, l’auteur de Bécassine, s’en moque dans un album de Bécassine, la villa « modern style » de Marie Quillouch (Bécassine à Clocher-les-Bécasses). Quant à rastaquarium, c’est une invention de Georges Maurevert, d’abord collaborateur de Drumont à la Libre Parole, devenu ensuite dreyfusard et ami de Léon Bloy. Il faisait ainsi allusion aux nombreux ornements de l’art nouveau inspirés par la flore, marine notamment, et les poissons (il s’agit là d’une influence des dessins japonais).

Et Proust, dans tout cela? Il semble bien que ses connaissances étaient, et sont restées, assez vagues, malgré ses traductions de Ruskin. Ainsi, comme beaucoup, il cite le magasin Maple, où l’on pouvait se trouver des meubles de tous les styles, et où sa mère se fournissait, comme un exemple de modern style, alors que celui-ci, sous l’influence d’Arts and Crafts et donc de Ruskin, prônait au contraire la plus grande simplicité. Le magasin Bing, représentant plus authentique de la nouvelle tendance, n’eut qu’une existence éphémère. Il n’a jamais attaché une bien grande importance à la décoration de ses logements successifs, entassant à la fin les meubles de ses parents dans un étage de l’immeuble qu’il occupait, boulevard Haussmann, avant d’en faire cadeau à un tenancier de maison close, ce qui allait lui procurer par la suite bien des remords. Mais, par ailleurs, il ne pouvait négliger, dans sa peinture de la bonne société, cette lutte entre tenants de l’internationalisme, en décoration, et ceux du nationalisme intégral. Une sorte de continuation de l’affaire Dreyfus, et la guerre se profilait à l’horizon. Mais surtout, il y a un passage très important, dans son œuvre, où le modern style, sans dire vraiment son nom, joue un rôle essentiel: c’est la description de sa chambre au Grand Hôtel de Cabourg, description d’ailleurs fantaisiste, mais qui est très éclairante pour le décor proustien. On sait du reste l’importance que revêtent dans son œuvre les objets, naturels ou artificiels, les paysages, les perspectives. Ici, il s’agit de tout un jeu de parois de verre, où se reflètent le soleil et la mer, et où l’on se croirait, effectivement dans une sorte d’aquarium. Ce passage est d’ailleurs à mettre en rapport avec d’autres: la lanterne magique, à Combourg; la façade de la cathédrale de Lisieux, éclairée par les phares d’Agostini, ou bien de celle d’Amiens peinte par Monet, qui prend elle aussi cet aspect ondoyant et fluviatile qui caractérise, pour les bien-pensants le style rastaquouère. Et l’atmosphère de sa propre chambre, à Paris, telle que la décrit si bien Céleste Albaret, n’est pas sans évoquer, elle non plus, un aspect de grotte sous-marine. Mais lisons plutôt la description fantaisiste de Proust: (Les Jeunes filles en fleurs, tome II, p.160-161 dans l’édition de la Pléiade; dans le présent ouvrage, p.123): Bientôt les jours diminuèrent et au moment où j’entrais dans la chambre, le ciel violet, qui semblait stigmatisé par la figure raide, géométrique, passagère et fulgurante du soleil (pareil à la représentation  de quelque signe miraculeux, de quelque apparition mystique), s’inclinait vers la mer sur la charnière de l’horizon comme un tableau religieux au-dessus du maître-autel, tandis que les parties différentes du couchant exposées dans les glaces des bibliothèques basses en acajou qui couraient le long des murs et que je rapportais par la pensée à la merveilleuse peinture dont elles étaient détachées, semblaient comme ces scènes différentes que quelque maître ancien exécuta jadis pour une confrérie sur une châsse et dont on exhibe à côté les uns des autres dans une salle de musée les volets séparés que l’imagination seule du visiteur remet à leur place sur les prédelles du retable. Nous voilà loin bien sûr de la chambre modeste qu’il occupait au Grand Hôtel, mais, encore une fois, ce type de décor, qui revient fréquemment dans l’œuvre de Proust, est loin d’être sans signification.

Pour nous résumer, nous dirons que cet ouvrage est d’un très grand intérêt non seulement pour l’histoire de l’architecture et des arts décoratifs à la Belle Epoque, mais tout autant pour l’histoire des mentalités, du racisme et du nationalisme; et enfin, il nous amène à la compréhension de tout un pan de l’œuvre de Proust rarement abordé avec autant de précision. Les exposés sont très clairs, et soutenus par une documentation extrêmement abondante, ainsi que par des illustrations. Il est à noter d’ailleurs que l’illustration est entièrement originale: elles provient presque entièrement de la documentation de l’auteur.

Joseph Bodson

 

 

 

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