Vincent Radermecker, La mouette blanche d’Anton Tchekhov, Des chiffres et des lettres, éd.Samsa, 2020,196 pp, 18 €

Un livre à la fois attachant et déconcertant. Attachant, parce que je ne me souviens pas d’avoir lu, depuis bien longtemps, une étude aussi fouillée, aussi perspicace à propos de Tchekhov. Déconcertant surtout par son angle d’attaque. En effet, Vincent Radermecker fait feu de tout bois: son étude part de certains chiffres, – on peut même dire qu’elle ne laisse aucun chiffre de côté. En cela, rien de répréhensible: dans la matérialité du texte, les chiffres, leur signification, leur forme même, sont partie intégrante. Le 161, dans le message laissé par Nina à Boris Trigorine, et se référant à l’un de ses livres: Les jours et les nuits, p.161, lignes 11 et 12, se prête facilement à cette interprétation. Et le message inclus dans cette page est assez clair: Si jamais tu as besoin de ma vie,viens et prends-la; mais c’est la généralisation du procédé qui, pour moi, pose problème. En effet, le sens des chiffres – de même d’ailleurs que la forme des lettres – peut varier à l’infini, tant pour ce qui est de l’auteur que du lecteur. Sans remonter jusqu’à Pythagore et aux premiers philosophes grecs, la divination se faisait aussi en ouvrant au hasard une page de l’Ecriture sainte,et le Moyen-Age a fait un usage abondant de la symbolique des nombres. L’alchimie, relayée par Jung, en a fait autant…La forme des lettres? Bien sûr, il s’agit de lettres russes, et l’auteur en use dans son dernier chapitre. Là aussi, la symbolique du cercle et du carré est foisonnante, et peut entraîner fort loin, depuis Platon et Aristote. Tout cela mis ensemble rendrait une telle forme d’analyse très aléatoire.

Oh! Je sais bien que d’autres types d’analyse s’ont pas grand’chose à lui envier,: les minuties biographiques ont égaré plus d’un bon esprit; on a abreuvé notre jeune âge d’allitérations et de connaissances, jusqu’à plus soif; certaines analyses de Freud, portant sur le récit ou la statuaire, ont ouvert la voie à d’hasardeuses études psychanalytico-littéraires. Et même l’école de Liège, si attachée à la matérialité du texte, en tous ses mécanismes grammaticaux, peut parfois se perdre en d’impondérables statistiques. Au fond, et selon moi c’est la seule méthode acceptable, tout dépend de l’oeuvre et de l’auteur; rien n’est à rejeter; mais c’est en fonction de l’auteur et de l’oeuvre que l’on réalisera la meilleure approche, en rejetant tout esprit de système.

Il reste que par la minutie de son étude,(il a d’ailleurs d’excellents modèles, Daniel Arasse par exemple, qui a réhabilité le détail avec maëstria). et surtout par la connaissance qu’il a- et j’irai jusqu’à dire l’amour qu’il porte – à Tchekhov,  que Vincent Radermecker nous le rend plus proche et plus vivant. Bien sûr, l’histoire littéraire a aussi son mot à dire. Il insiste à juste titre sur la parenté entre Tchekhov et Maupassant, surtout le Maupassant de Sur l’eau – récit d’un voyage qu’il fit sur son yacht en longeant la Côte d’Azur. Et pourtant, que de différences! Il ne faut pas oublier que si Tchekhov a été marqué par les naturalistes, il l’a été, très fort, par les symbolistes, surtout Maeterlinck et son théâtre..Si Maupassant est un réaliste, un sportif – tout comme Maeterlinck d’ailleurs, qui fut lancé, ne l’oublions pas, par Mirbeau, que l’on ne peut guère taxer de symbolisme – ici aussi, il faut se défier des étiquettes trop strictes -, il a aussi un côté lunaire et mélancolique, qui transparaît fortement dans Sur l’eau. Comme il le dit lui-même, c’est un récit où il s’est laissé aller, sans trop se surveiller, un récit où il parle de lui-même, et du souci que lui causent ses phases d’abattement, après d’autres où le moi s’exalte. Mais surtout, différence dans l’écriture. Un style parfois coruscant chez Maupassant, où l’influence de Catulle Mendès voisine avec celle de Hugo et de l’onclie Gustave; beaucoup plus retenu chez Tchekhov, qui s’avance à pas feutrés sur des chaussons de lisière – mais c’est le calme illusoire des paysages tranquilles.

Répétons-le, un livre très attachant, où l’attention du lecteur ne faiblit pas, et c’est bien cela l’essentiel. Un livre qui nous amène à réfléchir en profondeur sur le rôle de double traître (traduttore – traditore) qui est celui de l’auteur de théâtre, lorsqu’il prend pour sujet des auteurs de théâtre et des actrices.Il s’agit là d’un analyse très fine, la meilleure que je connaisse. Et puis aussi, un autre morceau d’anthologie, au centre de la pièce, cette mouette abattue et jetée sur un banc: Le parallèle est parfait avec un autre écrit de Tchekhov, Un drame à la chasse.N’oublions pas non plus l’importance du détail, dans une description (Arasse n’est pas loin, mais il fallait y songer). Nous noterons enfin, à la page 54, une citation de Stanislavski qui justifie la démarche de l’auteur:

Constantin Stanislavski a écrit dans Ma vie dans l’art: Pour pénétrer l’oeuvre de Tchekhov, il faut d’abord creuser jusqu’à ce qu’on rencontre le minerai d’or. Il ajoute: La puissance de Tchekhov est faite d’effets les plus divers, souvent inconscients. Tantôt il est impressionniste, tantôt symboliste; et quand il le faut, réaliste jusqu’à friser le naturalisme.

Terminant cette chronique, j’ai le sentiment d’être passé à côté de mille choses que j’aurais dû dire, que j’ai notées à la lecture, tellement le contenu est d’une richesse foisonnante.Un livre que l’on reprend, que l’on ouvre n’importe à quelle page, qui vous accroche, et que l’on a de la peine à lâcher. Il faut saluer certainement les très nombreuses lectures de l’auteur, bien choisies, même si elles n’ont pas toujours un rapport très direct avec son texte lui-même: rien, ici, ne vous laisse indifférent. Et vous en sortirez avec une vision de Tchekhov qui, je puis vous l’assurer, ne sera plus la même qu’auparavant. N’est-ce pas le meilleur éloge que l’on puisse décerner à un critique?

Joseph Bodson