Yvon Givert, Urgent recoudre, Taiilis pré, coll. Ha!, préface de Daniel Charneux. 140 pp., 18 €

Nous avions souligné, lors de la parution de l’anthologie des poèmes d’Yvon Givert parue précédemment aux mêmes éditions, la profonde tristesse qui se dégageait de leur écriture. Mais une tristesse qui n’a rien de feint, ni d’artificiel. Yvon Givert  souffrait d’une grave infirmité à sa naissance, et cela devait s’accentuer vers la fin de sa vie, lorsqu’il fut atteint d’un cancer aux intestins. Tout cela l’empêcha d’avoir une carrière normale, il dut se contenter d’un modeste emploi administratif. Cela ne l’empêcha d’ailleurs pas , cependant, de publier plusieurs recueils de haute inspiration qui lui valurent le prix Charles Plisnier.

Dans sa préface, Daniel Charneux souligne le rôle important de son épouse Clem et de Freddy, son filleul, dans l’inspiration et la diffusion de cette oeuvre. Il  note très justement, à propos du titre du recueil (p.9): Ce n’est sans doute pas un hasard si le titre note qu’il est Urgent de recoudre, de réprare encore une fois » quelque chose », dans une double acception:: couture, image de l’écriture, d’une part; chirurgie, métaphore de la vie, de l’autre. et plus loin:  Plus loin encore, Daniel Charneux notera l’extrême sensibilité du vocabulaire (cette poétique du peu, du retenu, p.10), et, au travers de ce vocabulaire simple, se livrera à une analyse des grands thèmes, des termes le plus fréquemment employés: comme il le notait déjà pour le précédent volume: La poésie, chez Givert, est dominée par le concret: l’oeil, le regard, le paysage quotidien extérieur, intérieur ou corporel, le passage du temps, mais le mot « maître » également. La structure est elle aussi très travaillée, pour arriver à cette extrême simplicité, cette retenue continuelle, faisant alterner des textes qui se correspondent, les mettant en connexion. A la page 15,Daniel Charneux note aussi la force des images: Images fortes, puisant leur vigueur dans leur étrangeté, et il cite fort à propos Reverdy: L’image est une création pure de l’esprit. Elle ne peut naître d’une comparaison mais du rapprochement de plus ou moins éloignées. Plus les rapports des deux réalités rapprochées seront lointains et justes, plus l’image sera forte – plus elle aura de puissance émotive et de réalité poétique…

Pessimisme, avons-nous dit, mais pessimisme très particulier dans son expression, et que l’on pourrait difficilement rapprocher de l’oeuvre  d’autres poètes contemporains, tant il est empreint d’une profonde originalité.Et c’est là que nous rejoindrons le propos de Daniel Charneux: Givert en effet me semble plus proche, par son inspiration, sa tonalité même, d’un Michel de Ghelderode, de Kafka, ou,ans le domaine de la peinture, de Jérôme Bosch ou de Breughel, sous certains aspects..Le réalisme magique – le fantastique si l’on veut – a lui aussi ses lieux de passage obligés: ainsi le mélange des règnes,  p.42: J’ai exploré la maison sans trouver le message (…)Seul le chat semblait savoir / Dans son oeil fendu / une flamme immobile / un tas de papiers qui se consumaient., et puis p.81:  L »éclair a mangé la maison le hêtre la margelle du puis / il a passé son doigt sur le visage du dormeur, et p.86: quand les pucerons mangeront les yeux des portraits.

Personnification, incarnation dirait-on peut-être mieux, de notions abstraites, ainsi p.52: La vie coule dans la vallée/ où miaulent les trains / stores baissés devant le saccage. et à la page 73: Démonté / le rire avait l’air exsangue

p.54, comme un écho de Ghelderode, dans un passage très théâtral, où la bouffonnerie se donne libre court:  (…)Alors il danse sur un pied/ il chant Qu’a-t-il fait? demande l’innocent / Comme on n’en sait rien on lui dit de se taire / e: « C’est le choléra c’est la peste / « C’est la couleur de son nez / « C’est son oeil de verre qui luit au soleil / « C’est un mot qu’il a laissé tomber de guingois sur la page, et, p.80, avec de nouveau la confusion des règnes: Le soir tomba telle une hache/ Le cou d’un verdier roula sur la page.

L’infirmité, entraînant une sorte de confinement, de réduction de la mobilité, se traduit par un sentiment de dépendance, de peur (voir le mot maître que relève Daniel Charneux), p.55: La nuit j’entends l’auto qui s’arrête / – toujours la même avec un museau noir // En descend l’assassin dans son uniforme (…) Le jour je crois le reconnaître en chaque passant; et p.57: Le boiteux surveille / l’autre boiteux qui guette / l’infirme tout petit qui se penche à l’orée du puits / épiant l’infirme encore plus chétif / étendu sur un tas de poupées muettes., et puis p.59: La tête sur le gazon s’était ébouriffée / sous les coups de talons des officiers de garde // On s’était trompé de coupable / Il a fallu la peigner la repeindre// (…) On a présenté des excuses à la famille / qui s’est montrée très compréhensive // le père de la victime était aide-comptable et membre du parti,  et encore p.69: Celui qu’on a emmené langue cousue mains entravées / a laissé ses souliers dans l’impasse Nous les essayons l’un après l’autre / pressés de grandir d’atteindre leur pointure / de courir aussi sur la lande / remettre le ciel en question. L’image ici a pris la forme d’une poupée-gigogne, empêchant le héros de devenir grand, de quitter l’enfance: langue cousue et mains entravées, les souliers dans l’impasse, le vain désir de grandir: remettre le ciel en question, tel aurait pu être également le titre du recueil. On retrouvera d’ailleurs, p.121, cette atmosphère judiciaire: (…) ou simplement l’employé de l’octroi qui vient avec ses traites / chaque mois / te faire signer ta demande en grâce  La marque de Kafka est ici prégnante, tout comme, dans les citations précédentes, celles où le héros se trouve livré, pieds et poings liés, aux puissances du mal, ne va pas sans évoquer la situation initiale de la Métamorphose.    .

Il est assez clair que le héros se trouve ainsi ramené à la situation de l’enfant qui n’a de cesse de grandir, et de parvenir au stade adulte, et s’en trouve constamment empêché. Mais l’enfance est aussi là comme une seconde chance,comme une sorte de fraîcheur  initiale, qui n’est pas sans rappeler la tonalité de certains poèmes de Rimbaud, comme si l’on sortait des cauchemars, du pays des monstres,   pour déboucher dans la fraîcheur d’une aube nouvelle, où tout est de nouveau possible. Daniel Charneux le notait également dans sa préface, p.17, citant Givert: Je feutre mes peurs je maquille mes doutes, je ris, je crie à bouche fermée/Je bague des idées sauvages/je lance des cerfs-volants.

. Il serait fastidieux de multiplier les citations, et cela dépasserait le cadre d’un simple compte-rendu . Nous terminerons donc en citant le poème final, limité à trois vers:

Dans un cercle de suie / Deux cailloux blancs / Un pari sur l’éternité

Nous noterons simplement qu’Yvon Givert n’utilise jamais le point final: ses poèmes restent ouverts…

Joseph Bodson