Paul G. Dulieu, « Il voulait peindre la nuit », Bruxelles, Traverse, coll. Lentement, 2022, 196 p. (18€)

 

 

Existences ordinaires en reflet de nos sociétés bousculées
Dulieu aime camper des personnages. Il s’attarde sur l’un ou l’autre qu’il met en exergue. Peu à peu, il les unit par des liens, directs ou indirects, tissés entre eux. Ces fragments agencés en deviennent roman. Et ce roman, à travers ses protagonistes qui soulèvent des thèmes incarnés par chacun d’eux, esquisse un portrait de société.
Le premier, Marcel Faureuse, est celui qui justifie le titre du livre « Peindre la nuit ». C’est un artiste amateur qui se voit soudain licencié par la société de communication qui l’emploie. Suite à sa critique de l’installation par son employeur d’une œuvre d’art constituée de pavés, il se retrouve à renouer avec sa pratique picturale abandonnée au profit de son métier. Evincé donc de la vie active à cause de cette œuvre minimaliste, il va, paradoxalement, emprunter la voie d’un autre minimalisme de l’art contemporain en se tournant vers la tentation du monochrome noir, tout en se révélant capable de réaliser un chemin de croix symbolique pour l’église paroissiale.
Son épouse est Géraldine Faureuse-Maiseril. Elle travaille dans une entreprise de repassage où la majorité du linge est blanc. Elle se convaincra petit à petit qu’on ne peut « vivre comme des objets poussiéreux dans les recoins de l’existence. » Ce couple a engendré une fille, Félicité, étudiante en biologie et amoureuse d’un Jonas passionné par les motos. En périphérie de la famille, un client de la repasseuse, Alexandre Roussel, géomètre, approche peu à peu de sa retraite. Il aspire à vivre une amitié amoureuse pour le moment à venir où il se retrouvera pensionné.
Voilà la base de l’histoire que Dulieu développera. Elle contient tous les ferments du déroulement de la suite et une bonne part de ce qui constituera l’essentiel des réflexions soumises aux lecteurs. En premier se pose le problème de l’occupation journalière du temps dont on dispose lorsque la profession est à classer dans l’étagère des souvenirs. Ceux-ci sont opportunité de tracer un bilan avec ses regrets nostalgiques d’enfance, son mode de vie moins consumériste et ses récentes réprobations suscitées par l’expansion des idées écologistes. Vient ensuite l’observation portée sur l’inévitable usure des couples, l’insidieuse envie de renouveler ce qui s’effiloche, l’attrait d’une existence moins monotone.
À travers cette trame défileront des protagonistes porteurs d’un questionnement particulier. Le prêtre de la paroisse est Congolais, ce qui induira les problèmes d’intégration mais aussi le surgissement d’une perception anticolonialiste façon ‘woke’ de l’Histoire. Le président de la fabrique d’église, par contre, s’avère homme de droite intégriste. Jonas, l’amoureux de Félicité, après un accident dramatique, se retrouve hospitalisé auprès d’un patient destiné aux soins palliatifs, prétexte pour méditer sur l’utilité et le fonctionnement de ce service nouveau, sur les problèmes éthiques suscités par des fins de vie bien plus étirées qu’autrefois. Quant à la présence d’autres patients qui ont partagé sa chambre, elle amène, notamment, à évaluer les réformes de la police en Belgique. Quant à l’ultime parcours de la maman du géomètre, il égrènera son lot d’interrogations au sujet des homes pour personnes âgées.
Toutes ces tranches de vie éparses et malgré tout reliées entre elles dessinent une esquisse de notre actuelle société occidentale. Occasion pour le lecteur de se positionner à propos de ces différentes thématiques. Dulieu a de la verve et on le suit volontiers. S’il y avait un reproche à exprimer, c’est un abus du verbe ‘faire’, avec poussée urticante à la page 149 où il y en a sept. Et aussi qu’il est victime, comme bien d’autres parmi lesquels des prix Goncourt, de cette épidémie dont est atteinte la langue française depuis quelques décennies, celle d’un recours récurrent aux auxiliaires d’infinitif, dénommés aussi semi-auxiliaires, qui affadissent le style.
Michel Voiturier