André Sempoux, Dévoration – Torquato, éditions du Sablon, 2020, 208 p., Lecture par Ginette Michaux.

Ces deux romans d’André Sempoux, parus initialement chez Luce Wilquin, n’étaient plus disponibles suite à la disparition de cet éditeur. La collection littéraire des éditions du Sablon, fondée à l’initiative des éditions Weyrich, a permis leur réédition, ainsi que celle de Colombe, d’Eric Brucher, et de Ma place dans le circuit, de Sabine Dormond.

Dans sa lecture, en fin de volume, Ginette Michaud cerne avec beaucoup de finesse et d’exactitude la place d’André Sempoux dans ce genre toujours bien vivant du roman historique. Mais je dirai d’emblée, en fermant le livre, une impression qui m’a paru très prégnante: on croirait vraiment, en ce qui concerne Torquato, qu’il sort tout vif de la plume d’un contemporain du Tasse. Il y a chez André Sempoux une telle imprégnation de cette époque qu’il connait bien, un tel mélange délicat d’humour un peu narquois, un peu désabusé, que l’on n’a nulle peine à l’imaginer en costume d’époque, perdu parmi les protagonistes. Sans compter un véritable mimétisme du style, tout en finesse, en reprises, à fleurets mouchetés: l’illusion est quasi totale. Il s’agit là, sans conteste, de l’un des plus fins, si pas le plus fin, de nos prosateurs actuels.

Mais commençons, si vous le voulez bien, par le premier de ces courts romans: Dévoration. Un fils nous parle de la mort de son père, non loin du lieu où il se trouve, Portbail, un nom combien significatif. Un bail, c’est une clôture, une fermeture, un collège où son père le dévoreur, l’ a cloîtré, étouffant jusqu’à son écriture: une centaine de pages de ma petite écriture difficile: il me faudra six ou huit heures si je surveille le style et referme bien les o et les e. La justification d’une vie ne peut être torchonnée…(p.11) En deux petite lignes, l’essentiel est dit: le sentiment d’une culpabilité, le perfectionnisme, la minutie, la vie coincée qui en résulte. Tout est dit pour nous, lecteurs, mais non pour le héros, la victime du dévoreur, et nous sommes là comme ce public de théâtre qui voudrait prévenir le héros de théâtre que l’assassin est là, juste derrière lui…mais il y a, entre les deux, ce mur de verre, et nous ne pouvons qu’assister, impuissants. Tous les trois ou quatre mois, j’étais appelé au parloir au beau milieu d’un match ou d’un cours. Sanglé dans une veste de cuir noir, mon père attendait debout, avec une impatience dont je ressentais sous ma peau les ondes électriques. Voyez ici comme l’emploi de la première personne du singulier rend singulièrement, au paroxysme, l’instance de la scène, et la servitude du fils. Oui, décidément, André Sempoux est un maître sorcier.

J’ai omis de vous le dire, c’est un roman sous forme de lettres. Genre un peu désuet, croirait-on, depuis La Nouvelle Héloïse. Il n’en est rien: double barrage, défense accrue. Nous sommes loin, ici, du narrateur omniscient, à l’égal de Dieu le Père; nous sommes plus près du spectateur impuissant en son fauteuil. D’ailleurs, le héros lui-même… (p.40): C’est drôle, les désastres de la mémoire On se promène avec une musique en tête pendant des mois, mais on a tout perdu des couleurs et du parfum d’alors. C’est vrai, qu’il y a aussi quelque chose d’un peu proustien  chez André Sempoux, mais encore une fois, un filtre subtil transmet le manque, comme le souvenir, du personnage à l’auteur. Oui, il y a là une sorte de sorcellerie.

Bien sûr, je ne vais pas vous raconter l’histoire, ce serait la déflorer. Disons seulement qu’elle a commencé à Port-Bail, et qu’elle se termine sur le quai de Valognes, sans doute l’une des villes de France, perdue dans son Cotentin, qui a la vertu de vous plonger le plus profondément dans le passé; J’y sais une cour d’auberge, dans une rue droit sortie du XVIIe siècle, avec ses vieux hôtels, d’où l’on s’attend à voir surgir, à chaque instant le carrosse de Milady , poursuivie par les trois mousquetaires, qui, bien sûr, étaient quatre…Tels sont les sortilèges du roman.

Pour ce qui concerne Torquato, si vous le voulez bien, nous suivrons d’abord les traces de Ginette Michaux, avant de revenir au texte lui-même. Il (l’auteur) éclaire les zones d’ombre de personnages déchirés par les carcans imposés et cerne la façon dont les maîtres politiques et religieux de l’époque ont construit leur image et leurs discours  (p.103) La cohérence subtile avec laquelle l’écrivain noue ensemble fiction, histoire et poésie rapproche le roman d’autres récits dont le sujet, la construction, l’époque et le nouage significatif sont radicalement différents (…) C’est par sa création qu’il s’est multiplié, qu’il a compensé les douleurs d’une existence tournant en rond autour des mêmes itinéraires, des mêmes questions. (p.104) Mais Sempoux se méfie des parallélismes simples, il privilégie les échos thématiques, les rimes entre les vies (p.167) « Dans l’oeuvre du Tasse, l’homme tue ce qu’il aime. Et la femme aspire à cette mort », écrit André Sempoux.  [avec ici comme un écho, anticipé, de la Ballade de la geôle de Reading ] Et enfin, à la page 188: Torquato payera cher le frisson que fit passer dans les cours le voile déchiré par lui sur l’âme humaine. Et elle noue heureusement la gerbe  par cette citation, p.107: Aussi, à l’orée de l’oeuvre, la phrase -« il avait disparu, mais la chambre restait éclairée de sa lumière céleste » – qui cite les paroles du poète pourrait condenser ce que représente le Tasse, et plus généralement la littérature, pour André Sempoux. Et elle cite pour terminer les paroles d’André Sempoux lui-même lors d’une conférence: J’ai pensé à la lumière dont continuent de nous baigner les oeuvres d’art après que leurs auteurs ont disparu. Au fond, les puissants de l’époque n’existent plus pour nous, mais les grands poètes, oui ».

Nous parlions tout à l’heure de sorcellerie: il est certain que par sa clairvoyance, le Tasse se dégage aisément de la société qui l’entoure, et qu’il y a chez lui des éclairs d’une conscience qui ne sont pas loin des recherches psychologiques les plus modernes. Source et cause de la folie? Peut-être bien. Conscience aigüe, en tout cas,  qu’il y a en notre esprit, au plus profond de notre conscience,  bien des choses qui  nous sont encore cachées. Il y a plus de choses dans le ciel et sur la terre, Horatio…

Et nous devons bien de la reconnaissance à André Sempoux et Ginette Michaux de nous en avoir rendus conscients. Car nos contemporains méconnaissent tout autant la lumière qui parfois vient du passé, que de grands esprits du passé ont manqué de discernement dans leurs visions de l’avenir…

Joseph Bodson