Carine-Laure Desguin, Le Transfert. théâtre, Chloé des Lys, 2019.

C’est un sujet difficile que celui auquel Carine-Laure Desguin se mesure ici, il fait un peu songer à Kafka (La Métamorphose), à George Orwell, à Swift…Bien sûr, je puis vous dire que tout ici est métaphore, mais ce ne sera guère qu’un placebo, car je n’en suis pas si sûr que cela. Il y a tant de situations dans ce monde où nous vivons qui pourraient s’y rattacher, tant de faits, de réflexions, de chiffres qui nous y entraînent…Transfert, c’est-à-dire déplacement , et cela évoque le football, avec ses achats de joueurs (un joueur est-il encore un homme, ou déjà un demi-dieu, même s’il a, comme Achille, le tendon vulnérable), transport, que ce soit par ambulance ou par l’absorption de médicaments…

C’est un peu un synonyme de délocalisation, – et ici, cela s’applique aux hommes comme aux entreprises, et aux légumes. Vous arrivez le matin à votre bureau, votre place n’est plus votre place, il n’y a plus rien, qu’une place qu’on vous désigne au hasard, et des murs nus.

Ici, en fait, il s’agit de passer du monde des existants à celui de la non-existence. Les médicaments agissent avec une certaine lenteur, enlevant peu à peu à l’individu ce qui faisait de lui un homme: Mon tout est un homme. L’infirmière veille strictement à ce que la procédure soit respectée, et certains mots – ceux qui évoquent les sentiments humains – sont strictement interdits. Un médecin aussi est présent, mais il est lui aussi en débit de transfert.

Disons tout de suite que Carine-Laure Desguin avec cette pièce,e a gagné la partie: les dialogues sont vifs, incisifs, rien ne traîne, rien d’inutile. Le sens – celui du néant, de l’anonymat – apparaît très clairement, sans fioritures, et chacun de nous doit se sentir concerné. Des formules heureuses (même si elles parlent du plus grand malheur qui soit) parsèment le texte: Le blanc, c’est la couleur du vide (p.35) Elle a le don de la formule brillante et concise qui recherche le débat, ou plutôt qui le bloque. C’est sans solution. Numériser les dossiers absents des inexistants. (p.45): la bureaucratie de l’absurde. L’urinal banni des chambres devient une sorte de symbole fort: un inexistant ne peut pas pisser. Et le patient en est à se demander quelle faute il a commise…

Il ne reste plus qu’à croiser les doigts et à souhaiter à cette pièce tout le succès qu’elle mérite. Non pas une pièce qui vous pousse à désespérer, mais bien à prendre conscience de ce néant, de cette non-existence vers laquelle on vous pousse. Il ne reste plus que le rire qui puisse nous sauver, même si c’est un rire un peu grinçant.

 

Joseph Bodson