Emmanuel Pierrat – Nouvelles morales, nouvelles censures, Paris, Gallimard – 2018

Avocat spécialisé dans les droits de l’édition, amené à la demande des auteurs ou des éditeurs à remanier des textes pour qu’ils soient publiables, Emmanuel Pierrat ne semble pas enchanté par ce rôle contraint et combat la censure sous toutes ses formes, pas uniquement dans le domaine de l’écriture donc. Dans celui de la peinture, l’auteur mentionne inévitablement les modérateurs / censeurs de Facebook qui, tout en tolérant des images pour le moins provocantes de stars du cinéma, se rendent ridicules en interdisant des nus de Rubens. Le puritanisme anglosaxon est une clé vers la compréhension de ce genre d’aberration, mais nous suspectons une atteinte beaucoup plus grave au champ d’expression global de l’Art comme de la Pensée, indiquant que, par le truchement de l’internet, nous nous dirigeons vers une société orwellienne.

Ce qui ne nous étonne pas de la part d’un avocat, celui-ci nous semble attribuer un trop grand rôle au pouvoir judiciaire pour défendre la liberté d’expression, notamment, mais, d’un autre côté, nous ne voyons pas d’autre solution. Notre réticence à l’égard de la justice s’explique notamment par la lenteur de ses prises de décision, ce qui signifie qu’un prévenu au motif de ce qu’il aurait diffamé ceci ou cela par son « art », risque de moisir en prison avant d’être éventuellement libéré. Ou de perdre une occasion unique d’être publié, d’être exposé ou de monter un spectacle.

Nous n’avons guère de sympathie pour certains artistes qu’Emmanuel Pierrat cite parmi ceux qui ont été récemment victimes de persécutions (jusqu’à la destruction de leurs œuvres par des acharnés), tel celui qui représente un crucifix mis à l’envers dans un bocal rempli d’urine : piss christ, s’intitule le « chef-d’œuvre ». Se battre pour la liberté d’expression de gens pareils est pour le moins peu motivant. Mais, par définition, l’avocat se glorifie de défendre l’indéfendable. Nous ne sommes pas croyant donc ce genre de blasphème ne peut nous heurter sinon par sa gratuité, son ineptie et par son mauvais goût.

L’auteur aborde des questions plus nuancées et plus épineuses, comme ces mesures de censure émanant plutôt du ministère de la justice et qui ont révolté des avocats comme des magistrats.  Ces affaires tournent plus ou moins autour de la question de savoir si un criminel peut publier quelque chose en rapport avec les crimes (meurtres, viols ou autres) qu’il a commis et bénéficier de droits d’auteur, quelle que soit la façon dont il s’exprime à ce sujet, pour assouvir sa perversité, en repaître le lecteur, ou au contraire en allant dans le sens du repentir, ou encore : en se contentant d’essayer d’analyser ce qui s’est passé en lui. Emmanuel Pierrat considère que le criminel ayant purgé sa peine, doit bénéficier des mêmes droits à l’édition que tout autre citoyen.

Nous rejoignons également l’auteur lorsqu’il voit dans le pouvoir judiciaire un rempart contre de nouveaux lobbies s’y substituant de façon anarchique en faisant circuler des pétitions qui prennent valeur de jugement par n’importe qui sur n’importe quoi. Au lieu de sanctions juridiques dignes de ce nom, mûrement réfléchies dans une perspective éthique, ces associations de toutes sortes visent aux dommages et intérêts. Le commerce prend donc ici nettement le pas sur la justice.

L’auteur qui a défendu Michel Houellebecq (nous n’avons lu et apprécié de lui que son avant-dernier roman Soumission). Cet écrivain un peu las, désabusé, serait actuellement en quête de « quelque chose qui soit encore lisible dans ce monde », non en ce qui concerne l’écriture, mais les valeurs, le Bien, le Mal, les critères d’une identité nationale ou individuelle, la tradition même du terroir comme socle reposant par rapport aux instabilités de plus en plus inquiétantes de la Cité… L’avocat rejoint son client en relevant indépendamment de celui-ci ce qu’il appelle « la tendance contemporaine à l’illisibilité ». Il pense évidemment plus celle-ci sur le plan juridique : les codes basés sur une certaine éthique sont de plus en plus brouillés, interprétés de façon d’autant plus contradictoire qu’ils s’appliquent à des réalités de plus en plus contradictoires qui finissent par les dépasser. Comment concilier le fait que la liberté d’expression doit être sans limite (comme nous le pensons) avec la nécessité de ne pas en abuser ? Nous rappelons ici le tact, le feeling difficilement codifiable de Pierre Desproges : « On peut rire de tout, mais pas devant n’importe qui ». L’humoriste fait ici une délicate référence à l’importance du contexte.

Daniel Pisters