Eric Allard La blessure du blé/ ; préface de Philippe Leuckx ; Paris : Editions du Cygne, 2022

A travers ce recueil qu’il dédie à ses parents, Eric Allard évoque avec une extrême pudeur mais aussi avec une sensibilité et une subtilité admirables, l’enfance blessée, la difficulté d’être, d’aimer, de s’aimer malgré tout, malgré la perte des êtres chers, la fuite du temps et le contexte d’un monde en perte de repères. Sans jamais s’épancher et encore moins verser dans une quelconque sensiblerie, le poète évoque ici, entre autre, la solitude(On n’entend pas/aux portes de l’affluence/le bruit que fait la joie sourde/en sautant sur une mine de solitude), la liberté(Egarez-vous sur le côté face/de votre cerveau/là où il y a la place pour/l’évasion le rêve la liberté!), les illusions perdues(La « Maison du peuple » se vide/De la cave au grenier/des clients boivent avec les politiciens/des alcools de misère), les actes manqués(Nous allons au-devant de fumées/voilant une flambée de phrases/mais derrière l’écran une main se tend/que nous n’espérons pas et que nous oublierons/par manque de coeur, par manque de peau), l’amour bien sûr mais aussi notre insignifiance foncière, le délice de « se perdre » et malgré ses limites, la littérature toujours susceptible de nous délivrer du poids de la vie. Par ailleurs, le livre pose deux questions essentielles à mes yeux ; à savoir, comment accéder à soi, être reconnu et aimé par et pour soi-même alors qu’on est vécu par les autres et que souvent, pour avoir la paix, on véhicule une image de soi factice ? Comment, malgré les blessures de l’âme et les aléas de l’existence, être plein de gratitude pour ce qui nous constitue, nous porte, nous prolonge, pour nos faiblesses aussi ? Mais la remarquable préface de Philippe Leuckx nous « dit » tout ce qu’il faut savoir tant sur l’esprit du recueil (C’est une âme qui, ici, se livre, fait naître sous le poème, une effusion sans pareille. La langue y est surprenante de malice, de vertige et d’émotion ; elle chante un paradis « blessé », un père parti) que sur le profil du poète qu’il admire(Eric Allard est un poète rare. Il est aussi un magicien du verbe, du jeu de mot, de l’émotion contrecarrée par le style). Habité par une très forte exigence de vérité, à la recherche perpétuelle de la parole la plus juste possible, le poète convoque ici le sensible et nous offre une quarantaine de textes qui appellent l’émotion, questionnent notre « être au monde » et dégagent une musique susceptible de redéfinir les contours de la carte de notre être profond. Bref, à travers ce livre, Eric Allard questionne son identité, son rapport aux autres, à ses parents, à ses racines et, en définitive, au corps et à l’amour, ces « forces qui résistent » à tout ce qui nous présuppose ; mieux, à travers ce livre, Eric Allard prouve qu’il est bien ce « poète rare » dont l’oeuvre est à découvrir voire à redécouvrir de toute urgence.

La place des amours

Maman sait bien
où je recèle mes amours
quand la lune se lève
quand le vent remue
dans la cave à vin
les raisins de la mémoire.

Mais jamais je ne dirai
dans quelle encoignure du passé
elle a remisé
le souvenir de papa
l’embrassant du regard
pour la première fois.

 

Pierre Schroven