Meuse endormeuse
… et douce à mon enfance
(Charles Péguy)
à Monique Navez
Et plus loin, le bonheur en pièces détachées
en tronçons tarifés pour l’honneur des lisières
et en vastes décors découpés en épures
Quelques talus hirsutes quelques rives farouches
et ce large miroir qui suffit à la glèbe
aux pèlerins du sable et aux routiers des eaux
C’est le lieu pacifié où l’angle de la route
joint la courbe du fleuve en un long bercement
Les chalands boursouflés peinent à l’aventure
si bénigne pourtant et rétive à l’exil
Sur les berges le ton est donné de sourire
à la lenteur des choses et au silence aigu
des roturiers de l’onde assoiffés d’atterrages
Plus loin chaque destin reprend sa propre route
quand au détour fervent des écluses maudites
la libre accoutumance éprouve son salut
La barque, le chariot, l’attelage démasquent
des horizons nouveaux de langue sibylline
qui demain seront leurs dans les mouillages bleus
les reposoirs des landes et les prés éperdus
Déjà recomposé, le bonheur s’insinue
dans la conscience vive et l’abandon feutré
Ressourcement paisible au glissando du rêve
Pierre Guérande
Bas-Oha, 2013
Andrée Sodenkamp : dix ans déjà !
Andrée Sodenkamp, en compagnie du Dr Lise Thiry, fille de Marcel Thiry, en visite chez Pierre Guréande en 1993 (photo: de Philippe Thomas.
C’est un rite un peu désuet, et dont Andrée Sodenkamp eût été la première
à se moquer gentiment, que de rendre hommage, au prétexte d’anniversaires de
leur disparition, aux personnages qui nous ont fascinés.
Ce serait cependant inconvenant de passer outre à cette occasion de mieux nous
souvenir d’une poétesse dont l’œuvre et la personnalité a pu enchanter une
génération de lecteurs, souvent éloignés de toute sphère littéraire, mais qui
ressentaient avec elle un « frisson » incontestable, rarement éprouvé ailleurs.
« On n’écrit plus de cette façon » pourront dire certains connaisseurs, et pourtant
cette poésie ne manque pas de captiver tous ceux qui, quelque jour, feuillettent un
recueil d’Andrée, eux qui vraisemblablement ne possèdent aucun exemplaire d’aucune
œuvre poétique, encore moins une anthologie, mais ont pris quelque instant de
désoeuvrement pour parcourir ces pages au hasard d’une bibliothèque amie.
Il y a d’emblée cette impression de majesté dans l’écriture : une forme d’un vrai
classicisme mais au service d’événements vécus terriblement privés, voire intimes, ou de
ferveurs paysagistes irrésistiblement contagieuses.
Par rapport à un art plus contemporain, à propos auquel Jean d’Ormesson risquait
récemment le qualificatif d’imposture (qu’il étendait aussi à la politique, à l’économie etc.),
on doit reconnaître que Sodenkamp pouvait certes déployer une forme et un lexique
étincelants mais toujours dédiés à une idée en elle-même poétique : aucun texte chez elle
qui ne parte d’un vécu à partager : même exprimé en termes quotidiens et banals,
il garderait toute sa valeur de frémissement esthétique.
Mais, revêtu de la griffe de l’auteure (elle aimait l’élégance et n’aurait pas désavoué
le terme), l’évocation d’un fait peut-être mineur devient majesteux et presque racinien.
On accepterait volontiers, comme fond musical, Couperin ou Haendel ou, tout autant,
Watteau ou Chardin en toile de fond de ses éditions. Mais elle peut aussi se glisser
dans la peau de son aïeule bohémienne :
Ma mère d’autrefois, ma mère des guimbardes
Ogresse du beau temps, voleuse d’horizons
Vous qui faisiez le feu avec la paix des arbres …
ou dans ses frusques de tranquille flamande qui met des volets verts à son dernier amour.
A ce moment, les musiques d’Irène Deneuville, son amie, rendent fidèlement son
côté finement gouailleur qu’elle cultivait avec gourmandise.
Son sens de l’histoire et les références qu’elle en tire renforcent cette impression de
grandeur, de Grand siècle, sans qu’il y ait de sa part aucune pose, mais parce que
la majesté des lieux, le prestige des grands règnes, l’élégance des courtisanes
s’accordent parfaitement à sa nature foncière.
C’est sans doute Anne-Marie Derèse, sa dauphine à plus d’un égard, qui a « tiré »
Andrée de sa première période, celle des alexandrins somptueux qui pourtant lui
allaient comme un gant :
Que mes alexandrins plaisaient aux amoureuses
J’ai perdu le bonheur dansant sur douze pieds
Par bonheur, elle a dès lors rejoint d’autres écritures de femmes créatrices d’images,
d’images plus aérées sans doute, au sein d’un triumvirat (sic) qu’elle formait avec bonheur
aux côtés de Marie-Claire d’Orbaix et d’Anne-Marie Kegels, ou grâce au soutien
presque inconditionnel de Marcel Thiry, de Jeanine Moulin, de Liliane Wouters …
La foi en la vie marque intensément cette œuvre à laquelle on aurait tort de se soustraire,
et de laquelle on perdrait tellement à se priver. Elle chantera longtemps cet hymne paîen
qui parle si complaisamment de Dieu, d’un Dieu qui du moins la taquine et la poursuit
perfidement à chaque ligne, à chaque inflexion de sa pensée et qui lui vaudra sans nul
doute de connaître l’incessant partage :
Il ne pourra jamais m’arriver que la vie.
Mais à cette grande amoureuse, la vie aura laissé déjà assez de joies plénières pour que subsiste chez elle un doute quant à aucune forme de sort meilleur :
Faudra-t-il donc quitter cet univers qui change
Avant d’avoir tout vu
Aller petitement entre Dieu et ses anges
Pleurer le temps perdu ?
Allons, bon ! l’univers d’ici ne l’a donc pas déçue et les stances qu’elle lui aura données
ajoutent aux mille bonheurs qu’on y trouve, je vous assure. Et si Paris vaut bien une messe, les écrits d’Andrée valent une prière souvent, et le détour bien plus souvent encore.
Pierre Guérande
Références
Deneuville Irène, Souvenirs de la poésie et Andrée Sodenkamp (poèmes chantés)
Sodenkamp Andrée, Poèmes choisis, Acad. Royale de langue et de Littérature françaises
Van Dam, Francis, Andrée Sodenkamp et Anne-Marie Derèse, l’incessant partage,
Le Langage et l’Homme, vol. XXVII, 1992