Jean – Marc Turine, Révérends Pères, Noville-sur-Méhaigne, Esperluète, 2022, 128 p. (16€)
Un douloureux parcours vers une vérité accouchée
Ce livre est étiqueté « récit » par son auteur qui assume ce qu’il raconte de son vécu. Ce n’est pas un plaidoyer. Ce n’est pas un réquisitoire. C’est l’expression difficile d’un passé subi, mis sous le boisseau de l’indicible et resurgi au moment d’entrer dans un âge qui mène peu à peu à la fin ultime de toute existence. C’est la parole d’un corps qui n’a rien oublié.
Le moment est venu nous dit-il « de m’affronter en duel avec moi-même ». L’auteur commence par rappeler un violent souvenir d’adolescence finissante. Il a alors 20 ans. Depuis longtemps il vit une soumission aveugle à un homme exécré mais obéi. Cet homme dont il a fui « le magnétisme morbide » vient le débusquer un soir là où il s’était retiré pour lui échapper. Il cède une fois encore. L’autre emporte son jeune compagnon dans « sa voiture de frimeur ». Il a décidé de se tuer avec lui sur une autoroute en travaux. Le jeunot déjoue la tentative, prend le volant, reconduit son bourreau à son domicile et disparait. Et c’est seulement, après cet épisode dramatique et libérateur que le livre aborde la genèse d’une solitude, d’un mal-être existentiel profond, dévastateur, culpabilisant.
Après ce flash back, il relate le commencent de son calvaire après l’école primaire, dans le collège géré par les jésuites où sa famille l’envoie pour ses études. En cette période où on est « un enfant incapable de comprendre ce qui lui arrivait ». Ce sont les prémices des approches insidieuses par un des prêtres. L’escalade lente vers le pire. La plongée dans une nuit persistante. L’étranglement de ne pouvoir dire à d’autres ce qui se passe. La sidération de ne pas se sentir capable de s’opposer. Le début d’un apprentissage « à mentir par omission ».
Un autre ‘père’ profite de son autoritarisme tyrannique et sadique. C’est la terreur et le sentiment d’être dans la lâcheté. Un troisième prédateur interviendra et ne sera pas le dernier. C’est la sensation d’être « livré au marché des chacals ensoutanés », de vivre « comme on vit sous l’occupation : l’autre décide pour toi la façon dont tu dois vivre ».
Turine raconte ce qu’il pensait, éprouvait, ressassait. Il décrit la difficulté à entrer dans la réalité d’une existence ordinaire. Il écrit : « J’étais une marionnette de carnaval en papier froissé ou fait de chiffons comme on en exhibe lors de fêtes populaires pour la plus grande joie des enfants. J’étais dans une détresse sans consolation. C’est ça, je n’étais rien, une simple apparence. Un papier calque. »
Enfin survint l’ultime : un professeur, jésuite novice avant de devenir le directeur laïc fondateur d’une haute école de communication. Celui de l’épisode qui ouvre le récit. Une relation houleuse. Une manipulation permanente. Il allait avoir 20 ans.
Ce témoignage est capital parce qu’il fait vivre de l’intérieur les tourments d’un jeune, d’une victime. Parce que ce vécu éclaire ce qui ne nous parvient souvent que par bribes au moment de procès mis en exergue éphémère par les médias. Parce que se dévoile avec une clarté insoutenable combien toute une existence s’en trouve marquée. À jamais. En atteste cette pièce accablante à verser au dossier des silences de l’Eglise.
Michel Voiturier